Le Martyr de Saint Matthieu (détail), Eglise de Saint Louis des Français-Rome

Jacques-Edouard Berger éprouvait pour Caravage une admiration sans égale. Professeur d'histoire de l'art à l'école des Beaux-Arts de Lausanne, il utilisa ses oeuvres pour nous mettre sur le chemin de l'initiation. Un voyage d'étude à Rome nous fit découvrir, live, Caravage que nous avions étudié avec passion en classe. Ensuite, plusieurs cours-conférences donnèrent à chaque fois un éclairage nouveau sur son oeuvre. En rentrant d'un voyage en Inde du Sud, une escale surprise à Rome nous offrit l'opportunité de passer quelques heures en l'église Saint-Louis-des-Français, haut lieu de l'épopée caravagesque. Le temps d'un tartuffo au Trescalini à Piazza Navona, Caravage magnifia Shiva.
Cette approche des oeuvres de Caravage modifia ma manière de vivre, de voir, de penser. Mes zones d'ombre et de lumière se dévoilèrent, donnant à ma vie une dynamique pas toujours facile à vivre mais qui, à chaque instant, se révéla non seulement passionnante mais surtout essentielle. Ce programme Caravage sur le Web, est ma manière de dire merci à Jacques-Edouard. Textes et images sont tirés de cinq de ses conférences. Le peintre est un médium, révélant grâce à la conscience de sa vastitude, de son magma d'humain, ses forces, ses faiblesses, ses ombres et lumières. Se placer devant une oeuvre du Caravage est une expérience, un moment de vie qui laisse des traces.

Caravage, selon Jacques-Edouard Berger, possédait un registre très vaste, une gamme de sentiments, de possibilités, de connaissance de lui-même, de l'autre, des lois qui nous régissent, du bien et du mal, si étendu qu'au travers d'une technique inouïe, il nous fait découvrir un langage, un message nouveau. Voir un Caravage permet à nos propre territoires, comme devant un miroir, d'entrer en résonances, et d'ouvrir des portes donnant accès à ses visions et à son monde.
Révéler, prendre conscience de nos zones d'ombre, de lumière, entrer dans son rythme, notre rythme, laissant le temps vivre le sien, voyager dans ses noirs animés, se laisser guider par un rai de lumière, respirer cette lumière, recevoir la vision du Christ au travers de la sienne. Grâce à sa connaissance profonde, vaste, viscérale de l'humain, de ses bonheurs, ses horreurs, ses lâchetés, ses tendresses, ses douceurs, au travers de la vie, de la mort, les sens à vif, dans un cri terrible, Caravage nous emmène par-delà le magma humain sur un chemin où la rédemption est possible. Il réussit à nous transposer dans un état de réceptivité tel que son message nous traverse telle la lumière dans les yeux de saint Matthieu. Comme le sculpteur Unkei l'avait été pour la pensée bouddhiste japonaise, Caravage est un passeur important de la peinture occidentale, un passeur important du message christique. Ses oeuvres appellent notre présence, le rappel à soi afin de nous ouvrir à l'aventure mystique.

Line Chatelain


Madone du Magnificat, Botticelli

Marsile Ficin, humaniste, philosophe, théoricien et ami de Botticelli prônait la méthode platonicienne d'accession à la Beauté suprême. Cette méthode voulait que l'on s'élève au-dessus des beautés individuelles. Dans la Madone du Magnificat, par exemple, Botticelli n'avait pas besoin, pour représenter un de ses anges, de reproduire un seul visage. Pour mieux rivaliser avec la Nature, il parvenait à recomposer, à partir de plusieurs enfants ou adolescents, un ange peut-être impersonnel mais néanmoins vivant, plus vivant que ces petits vauriens aux mains sales, aux gestes trop brusques, irrespectueux de leur propre grâce qu'étaient ses modèles. Dans ses anges, faits de souvenirs et de beautés superposées, il ne restait que la blancheur, la méditation et le silence. Les cinq anges pourraient être cinq rêves du même adolescent idéal.

Caravage n'est pas un homme d'utopie, de rêve. Il est incapable d'avoir la vision du visage d'une sainte comme un Botticelli ou un Raphaël. Une madone, peinte par Caravage, la Madone des Pèlerins par exemple, devait vivre, avoir sa réalité de chair, d'os, de peines, de souffrances, de lumière. Ses modèles, au lieu de les inventer ou de les chercher parmi la noblesse romaine que l'on flattait en faisant jouer à telle jeune fille le rôle de Lucrèce ou celui de sainte Anne, il allait les chercher dans les bouges, les auberges, dans la rue. Cette manière de faire entraîna des scandales terribles.

Saint Matthieu et l'Ange, le premier, celui de 1600, un des tableaux les plus novateurs de Caravage, fut retiré le jour de l'inauguration de la chapelle.

L'homme qui avait posé pour saint Matthieu était un des ivrognes les plus connus du quartier. Au premier plan, ses pieds aux ongles noirs, mal soignés scandalisèrent. On retira immédiatement le tableau. Caravage commença une seconde version. La Mort de la Vierge sera refusée. Une indiscrétion fera que l'on saura que le cadavre de la Vierge était celui d'une jeune fille noyée, retirée du Tibre. Très impressionné, il l'avait choisie pour représenter la Vierge.


Madone des Pélerins

Le Martyr de Saint Matthieu (détail), Eglise de Saint Louis des Français-Rome

Caravage est l'inventeur du clair-obscur, en tant qu'agent principal du drame que l'artiste pose sur la toile. D'autres peintres italiens ont tenté, avant lui, de représenter la nuit.

  • Giotto à Assise
    La première représentation en date est signée par Giotto. Dans le cycle de l'histoire de saint François d'Assise, une peinture de la nuit frappe le visiteur de la basilique: Le Rêve d'Innocent III


    . Le pape rêve et voit apparaître saint François soutenant l'Eglise fléchissante. Comment Giotto représente-t-il la nuit? Il nous montre le pape étendu sur le lit de sa chambre à coucher, laquelle est ouverte telle une scène de théâtre. La scène est traitée dans une lumière diurne. Il y a une convention de la part de l'artiste post-médiéval: seule la représentation du pape endormi nous dit qu'il fait nuit.
  • Piero della Francesca à Arezzo
    Quelque temps plus tard, arrive la grande Renaissance et avec elle, la recherche de la vraisemblance. Piero della Francesca à Arezzo, dans les fresques admirables sur le thème de la «Légende de la Croix», en tente une représentation Songe de Constantin


    . Le sujet est le même. Le peintre s'est contenté pour représenter, symboliser la nuit, de traiter la scène en camaïeu de gris. Monochromie qui évoque une lumière autre que la lumière diurne de Giotto. Nous ne sommes pas du tout dans l'effet lumière-ténèbre qui devrait baigner cette scène. Elle reste conventionnelle.
  • Le Tintoret à Venise
    Les représentations de la nuit se multiplient dans ce courant étonnant qui suit le grand siècle de la Renaissance, le maniérisme. Les thèmes abordés par cette école sont toujours savants, recherchés, érudits. Par là même, les décors, les atmosphères, les moments singuliers sont du choix des artistes. Le Tintoret peint L'Adoration des Roi Mages scan de nuit. Scène ouverte. Nous voyons la Sainte Famille, les rois mages et les assistants habituels d'une adoration, baignés et révélés par une lumière déjà tranchée qui provient d'une toute petite veilleuse accrochée à quelques mètres au-dessus de la scène. Une recherche d'une approche de la réalité, des données de la nature, de la lumière, mais sans qu'elle puisse s'abstraire des conventions médiévales.
  • Jacopo Zucchi
    Les historiens d'art sont d'accord sur ce fait: c'est à Jacopo Zucchi que l'on doit la première représentation de la nuit. Dans Le Songe de Psyché, on voit une tentative, très timide encore, de trancher ombre et lumière sur les corps de Psyché et de l'Amour, de manière à représenter la nuit de façon cohérente.
  • Michelangelo Merisi dit Caravage Saint-Jean-Baptiste


    , Bâle Kunstmuseum.
    Dans les représentations traditionnelles, Jean-Baptiste est représenté comme un adolescent, accompagné d'un agneau, préfiguration de la Passion du Christ. Nous sommes loin des représentations de la peinture florentine ou romaine de la Grande Renaissance où Baptiste devenait un éphèbe à la manière grecque. Là, nous avons un jeune homme de type italien du 17 ème siècle, à la chair blafarde, traité sans aucune complaisance, sans rien de cet idéalisme que les générations précédentes avaient imposé aux arts plastiques, notamment au langage pictural. Baptiste se présente de façon réaliste, mot clef du destin de Caravage.
    Ce qui frappe le plus dans cette toile, c'est la répartition de la lumière. L'arrière-scène est plongée dans une obscurité totale. A aucun moment le décor n'est apparent. Ni objets familier, ni paysage, ni grotte ne le posent dans un lieu précis. On a l'impression qu'une toile de fond a été tendue derrière lui. Cette toile de fond est la nuit. Dans cette nuit marron foncé, presque noire, se détachent violemment, agressés par la lumière, l'épaule, la jambe, le profil de l'adolescent ainsi que le corps de l'agneau.Le terme technique pour cette peinture à effets de lumière, est le «clair-obscur».

    Caravage est l'inventeur du «clair-obscur» utilisé en tant qu'agent principal du drame que l'artiste pose sur la toile.

    Caravage, le prince de la Nuit

    Il est le peintre de l'obscurité et de la lumière mais jamais mécaniquement. L'effet qu'il recherche n'est pas un effet nouveau pour l'effet nouveau. Il invente un langage nouveau. Cette recherche n'est pas une recherche naturaliste. C'est une recherche mystique. Il est dégoûté des épiphanies, des images de saintes que le maniérisme avait multipliées par centaines, dégoûté des ascensions de la Vierge entourée d'anges et de nuées roses.

    Caravage est un mystique, un croyant d'une foi profonde et viscérale. Il donne à la volonté divine une autre mission, un autre instrument. L'instrument de la volonté de Dieu est la lumière. Il n'y a pas de lumière sans ombre, ni d'ombre sans lumière. Il extirpe l'homme de l'ombre pour l'amener à la lumière qui trace son message dans la nuit. Il ne peut pas être un peintre réaliste même si la réalité, les modèles, ressemblent à l'homme de la rue. Sa recherche est une recherche surnaturelle, spirituelle. Ce qui donne vie à ces êtres anonymes, c'est le doigt de Dieu représenté par le rai de lumière qui frappe l'être élu.

    Le jeu de l'ombre et de la lumière devient l'agent dynamique essentiel de la composition, en ce qu'il en orchestre l'action. Le corps humain perd donc ici le rôle fondamental que lui avait confié la grande Renaissance. Caravage utilise la lumière comme un signifiant. Elle dessine la réalité, la souligne et l'exalte, servant essentiellement à lier le dialogue des personnages, le dialogue des regards. Elle définit le rapport entre les personnages. Il recherche une lumière qui, née de nulle part, est une révélation d'origine divine. La peinture de cet homme-là n'est plus une peinture de genre, une peinture de clair-obscur mais une des peintures des plus mystiques qui soient. Cette lumière d'origine divine dessine la réalité et aide à la compréhension de cette même réalité. Il est impossible de la situer logiquement, de manière réaliste. La critique le lui a reproché en disant: «Il ne sait pas observer le réel». Pour Caravage, elle ne peut avoir cette fonction car elle crée le miracle. Elle est le doigt de Dieu.

29 septembre 1571: Michelangelo Merisi naît à Caravaggio. Son père, Fermo, était à la fois architecte et majordome du marquis de Caravaggio.
  • 1584:
    - à 13 ans, il est placé dans l'atelier de Perterzano à Milan; il y restera 4 ans.
    - dégagé de son maître, il travaille vraisemblablement à Milan et en Lombardie.
  • 1592:
    - à 21 ans, il arrive à Rome
    - travaille chez le Cavalier d'Arpin
    - vit dans un dénuement extrême
    - rencontre Valentin, revendeur de tableaux dont la boutique se trouve près de Saint-Louis des Français
    - est présenté au cardinal del Monte
  • 1593:
    - Jeune garçon mordu par un lézard

    - s'installe chez le prélat, avec gîte, couvert et appointements
    - la Diseuse de bonne aventure

    - Corbeille de fruits

    - dernières oeuvres profanes.
    Dès 1597, Caravage ne peint que des sujets religieux.
  • 1598:
    - reçoit la commande de 3 tableaux pour la chapelle Contarelli, à Rome, église Saint-Louis-des-Français, illustrant la vie de Saint Matthieu
  • 7 février 1600: plainte pour coups et blessures de Flavio Canonico, sergent du Château Saint-Ange
  • 19 nov. 1600: plainte pour coups et blessures sur le peintre G.Spampa da Montepulciano
  • 12 octobre 1604: dénoncé pour avoir jeté des pierres à la garde de nuit, via del Babuino.
  • 1604:
    la Mise au Tombeau

    est mise en place sur l'autel de Santa Maria in Vallicella.
  • 12 mai 1605:
    - arrêté pour port d'armes abusif.
  • 10 juillet 1605: - incarcéré à Tor di Nonna pour une obscure histoire de femmes.

  • 1605: - au court d'une rixe «à quatre contre quatre», il tue Ranuccio Tommasoni da Terni.
    - fuit Rome pour Palestrina, chez le Prince M. Colonna, beau-frère du marquis da Caravaggio.
    - peint la Mort de la Vierge

    - se rend à Naples.

  • 1607:
    -peint Les sept oeuvres de Miséricorde

  • 1608:
    - de Naples, se rend à Malte,« où il a de bons clients» : les chevaliers de l'Ordre de Malte.
    - peint la Décollation de saint Jean-Baptiste

    pour la cathédrale
    - 6 octobre: alerté par les rumeurs de Rome, les chevaliers font une enquête sur
    Caravage: cité à comparaître devant l'Ordre, il est chassé de Malte le 1er décembre.- on le retrouve en Sicile, à Syracuse, Messine et Palerme.

  • 1609:
    - le clergé de l'église des Crociferi à Messine enregistre la remise de la Résurrection de Lazare. scan lié lazare
    - on le retrouve à Naples, où il est gravement blessé au sortir de l'auberge de Cerriglio.
    - à Rome, ses protecteurs marchandent sa grâce auprès du pape.

  • juillet 1610:
    - apprenant que sa grâce est proche, il s'embarque et arrive à Porto Ercole, passe la frontière des États Pontificaux, il y est arrêté puis relâché.
    - témoignage de Baglione, chroniqueur de l'époque: Relâché, il ne retrouva plus la felouque. Furieux et désespéré, il parcourut la plage sous la morsure du soleil, tentant de retrouver sur la mer le bateau qui emportait ses maigres affaires. Arrivé à midi, il fut pris d'un accès de fièvre et se coucha. Sans aucune aide humaine, en près de trois jours, il mourut comme il avait vécu, misérablement. C'était le 18 juillet. A Rome, la veille, sa grâce était accordée!
Une personnalité hors du commun Caravage est une des personnalités les plus étonnantes de l'histoire de la peinture:
  • génial presque dans ses moindres oeuvres
  • débauché, buveur, batailleur
  • suborneur de femmes
  • assassin
  • exilé, errant, solitaire
  • génial passeur du message christique
  • révolutionnaire en tout
  • figure romantique avant l'heure
  • Karl vos Mandel, Giulio Mancini, Giovanni Baglione, ses exégètes, en ont fait la figure noire de l'asocial, du tourmenté, de l'isolé.
  • Bellori: «Son tempérament l'entraîna vers la manière sombre, en accord avec son tempérament turbulent, provocant.»
  • Poussin: «Il a détruit l'art de la peinture.»
  • Cardinal del Monte: «Il avait autant de peine à faire un tableau de fleurs qu'une figure, étant donné qu'il n'y avait pas pour lui de distinction préconçue entre le beau et le laid, le noble et l'ignoble.»
  • Il fallut attendre l'exposition de Milan, en 1951, pour voir enfin, de par la confrontation des oeuvres, se révéler la complexité du visage de l'artiste.
  • on se rendait surtout compte qu'il était intensément un enfant de son siècle.
  • il est né l'année de la Saint-Barthélémy,
  • il est mort l'année de l'assassina d'Henri IV
Quatre autoportraits présumés de Michelangelo Merisi dit Caravage. Essayez de les retrouver dans ses oeuvres tout au long de sa biographie.
I - Le miracle Caravage

La vie de Caravage, au 17ème siècle, est certainement une des plus aventureuses qu'ait vécu un grand créateur.Son chemin se dessine entre ombres et lumières. Son caractère passionné l'entraîne de la provocation au meurtre. Sa tête est mise à prix. Il doit fuir, se cacher. Mais il n'y en a pas trace dans sa peinture. Elle est certainement l'une des plus profondément ferventes que nous puissions voir dans toute la peinture baroque. C'est le vrai miracle Caravage. Miracle du sacré, à la dimension de ce qu'il a fait.
II- L'atelier de Peterzano
Le 29 septembre 1571, naît à Caravaggio, petit village du nord de l'Italie, Michelangelo Merisi, dit Caravage. Très fréquemment on portait le nom patronymique du lieu d'où l'on était originaire. Son père était l'architecte et le majordome du Marquis de Caravaggio. Avec ce double statut, il faisait partie de la maison. Le marquis, mécène dans la tradition de la Renaissance, avait des artistes près de lui. Raphaël était également majordome du pape ainsi que son antiquaire, son archéologue, en plus d'être son peintre ordinaire.

Trop souvent, les historiens d'art du 19ème ont voulu que Caravage soit né dans le ruisseau. C'est faux. Il est issu d'une excellente famille d'artistes, dont la sécurité sociale était assurée par un excellent marquis qui, à la fin du 16ème, se prend pour un mécène du 15ème.

Comme tout le monde à cette époque, il commence l'étude de la peinture extrêmement tôt. Les peintres de la Renaissance et du baroque sont quasiment nés dans un atelier de peinture. On broyait des couleurs dès la plus tendre enfance. Arrivés à la maturité, ces peintres connaissaient leur métier parfaitement, comme respirer, marcher ou chanter. A 13 ans, sa famille décide de le consacrer aux arts. Il entre dans un des bons ateliers de Milan, celui du peintre Peterzano.

Pourquoi un bon atelier? Peterzano est un mauvais peintre mais on apprend beaucoup mieux son métier chez un mauvais peintre que chez un bon. Un bon peintre va vous inculquer sa vision des choses. Un mauvais peintre en est incapable. Ainsi, l'élève, pour sortir de sa chrysalide, se débattra avec ses propres moyens et accédera à sa propre vision. Un mauvais élève deviendra un mauvais peintre mais s'il est un génie, il en sortira sans avoir été abîmé, ni influencé, mais en possédant une éducation technique, un métier parfait. C'est ce que reçoit Caravage

III- Une vie de misère

En 1592, il arrive à Rome. Il est évident que, sorti de l'atelier de son maître, il aurait dû d'abord recevoir des commandes locales toujours plus importantes, pour qu'une lettre de recommandation d'un personnage important le fasse, un jour, sortir de sa ville et ainsi, arriver à Rome en pleine maturité. Caravage s'installe tout de suite à Rome. Il a 21 ans. Âge des premiers tableaux. Évidemment, c'est un échec . Il y a bien assez de peintres, d'ornemanistes, de décorateurs. Qu'a-t-on à faire de ce jeune homme qui en plus, est insupportable? Il ne croit pas en la peinture que l'on fait, il le dit. Il ne croit pas en les chefs-d'oeuvre que l'on reconnaît, il le dit. Il prétend qu'il peut faire mieux, mais personne ne le connaît. Une vie de misère s'ouvre à lui dans la belle tradition de la bohème du 19ème siècle. L'épisode de sa période romaine commence par être romantique. Avec la recommandation de son vénéré maître Peterzano, il entre au service du Cavalier d'Arpin. Ce maître est plus mauvais encore que Peterzano mais il possède deux qualités qui font son succès: en grands habits, manchettes de dentelles et épée au côté, il peint à une vitesse incroyable. Une sainte Cécile est achevée en deux heures. Les cardinaux se déplacent pour voir ça, comme à la foire. Il exploite Caravage, lui fait faire tout ce qui l'ennuie, les guirlandes de fleurs, les mascarons, les cariatides. Naturellement, il ne le paie pas. Caravage vit dans un dénuement total. On raconte qu'il faisait le portrait des aubergistes pour subsister. Voler pour manger, squatter pour dormir mais la chance lui sourit. Le jeune Caravage rencontre un soir, Piazza Navona, le quartier des artistes, un personnage singulier, mi-français, mi-italien. On l'appelle le Valentin. Ce Valentin a une idée de génie: des gens veulent acheter des tableaux, ces gens ont des titres assez ronflants et des habits assez brillants pour ne pas les risquer dans la poussière d'un atelier d'artiste. Dans un appartement chic, aéré et coquet, il présente, expose la jeune peinture et y invite les mécènes. Le Valentin invente la galerie d'art.

Parmi ses premières victimes - inutile de dire qu'il payait à peine les tableaux qu'il prenait et qu'il revendait fort cher - il y a le jeune Caravage à qui Valentin demande des sujets charmants, légers, gentils, pas trop risqués qui se vendaient, à l'époque, très bien.

IV- Un mécène éclairé
C'est ainsi que Caravage, par Valentin interposé, se fera une belle clientèle. Parmi ses clients, il y aura le Cardinal Del Monte, homme très aventureux. On dit de lui qu'il était le plus ennuyeux des prélats mais le plus averti des amateurs d'art. Il fait sortir Caravage de l'écurie de Valentin et lui offre dans sa maison un gîte, un couvert et des appointements. Alors que tout devrait aller bien, alors que Caravage devrait être heureux et reconnaissant envers son cardinal de mécène, las, il se tient mal. C'est un caractère passionné. 1600 est l'année des premiers scandales. Lorsque l'on est historien d'art, on dit qu'il était passionné et qu'il travaillait tard le soir. La vérité est que Caravage s'enivrait, était poursuivi pour de sombres histoires de moeurs, courtisait les femmes des autres, se battait pour elles et finissait régulièrement au poste de police.
V- Un tempérament excessif et violent

La vie de Caravage sera un exil permanent. Il devra fuir Rome. Le cardinal Del Monte et le cardinal Scipion Borghèse ne suffiront pas à sa protection.

Il y aura mort d'homme. Bellori nous raconte: Le Caravage, quoique occupé par sa peinture, n'avait point abandonné ses occupations troubles; après avoir peint plusieurs heures dans la journée, il rôdait de par la ville, épée au flanc, et s'exerçait au métier des armes, montrant ainsi qu'il se souciait de tout autre chose que de son art. Lors d'une rixe avec un jeune homme de ses amis qui jouait avec lui à la paume, après un échange de coups de raquettes, il saisit son arme et tua le jeune homme; lui-même fut blessé dans l'aventure. De très nombreux documents témoignent que Caravage tua Ranuccio Tomassoni da Terni, sur le Champ de Mars, le 6 mars 1606. Il s'enfuit de Rome, sans argent, et poursuivi, trouva refuge à Zagarolo, sous la protection du duc don Marzio Colonna, pour lequel il peignit un Christ à Emmaüs et une demi-figure de la Madeleine. Ces oeuvres sont aujourd'hui perdues. Il prit ensuite le chemin de Naples, ville où il trouva aussitôt à s'employer, car sa manière et son nom étaient déjà connus. Mais les choses empirèrent. Il tua à nouveau. Pas seulement une fois. Trois. Caravage est un assassin. Il est difficile de protéger un tel homme. Sa vie sera une fuite permanente.

VI- Un destructeur de l'art de la peinture
Sa vie délinquante ouvre la porte à toutes les justifications des critiques de l'époque. Les détracteurs sont nombreux. Les sources sont infinies. Nous avons trace de quantités de voix indignées, offusquées, de ceux qui ont détesté cette peinture-là. Un de ses pires détracteurs est Nicolas Poussin. Poussin régnait à Rome sur un cénacle épris de classicisme, un cénacle épris de cet admirable sens des proportions et du calme en art dont il était lui-même le grand prêtre.
Poussin se trouvant devant une toile du Caravage, La Mort de la Vierge


Une approche de vérité qui a horrifié ses contemporains.
La mort de la Vierge a provoqué un scandale. On savait que son auteur avait tué, on savait que son âme était noire et par conséquent sa peinture devait être noire. C'est à propos de cette toile que l'on a beaucoup parlé du vérisme de Caravage. La Vierge est morte. Son corps en porte les marques. Le ventre, le torse, le visage bleuissent, gonflent. Les chevilles sont marquées par le raidissement cadavérique, une approche de vérité qui a horrifié ses contemporains.Toute en verticales qui tombent du plafond, cette oeuvre est indescriptible de douleur
. Elle a été refusée. Aujourd'hui, justice lui a été rendue. Ce tableau est le chef-d'oeuvre de la galerie du Louvre avec, pour vis-à-vis, la Joconde. Les siècles passant, on a pu voir où étaient la force et la beauté.
 
 
, se mit à hurler, à vociférer: «Je ne regarde pas, c'est dégoûtant. Cet homme-là est venu sur terre pour détruire l'art de la peinture. Une peinture aussi vulgaire ne pouvait être faite que par un homme vulgaire. La laideur de ses peintures l'emmènera en enfer.» Ces phrases colleront à la peau de Caravage pendant très longtemps. Deux siècles durant, Caravage est oublié. Il fallut attendre l'exposition de Milan, en 1951, pour voir enfin, de par la confrontation des oeuvres, se révéler la complexité du visage de l'artiste.
VII- Des admirateurs enthousiastes

Le scandale Caravage fait retentir des hurlements de toutes sortes ainsi que des cris d'admiration, des enthousiasmes débridés. Baglione, chroniqueur des plus précieux de la Rome pré-baroque nous dit: « Une tête de sa main se payait plus cher qu'une grande composition de ses rivaux, tant était grande l'importance de la ferveur publique.» Baglione ne peut s'empêcher d'ajouter avec une certaine malice: «...ferveur publique qui ne juge pas avec les yeux mais regarde avec les oreilles.»

Une «clique pro-Caravage», soigneusement entretenue autour du cardinal Del Monte, l'admirait sincèrement. Les jeunes peintres allaient le voir. De détracteurs en admirateurs, Caravage tentait de poursuivre sa carrière. Car il n'était pas que peintre, il était aussi homme. L'homme passionné, emporté, romanesque portait malheureusement crédit aux propos ulcérés de ses détracteurs.

VIII- Des débuts prometteurs
Caravage reçoit la commande d'un bouclier de parade pour une armure qui devait être offerte au Grand Duc de Toscane. Il peindra la Tête de Méduse


Tête de Méduse-Florence, galerie des Offices

Le premier autoportrait d'un Caravage adolescent. Une des premières oeuvres connues de Caravage semble avoir été une commande. Faite pour le grand duc de Toscane, un aristocrate Romain, le cardinal del Monte (selon Bellori). La période précédente, maniériste, aimait les spectacles. Le 17ème les aimera encore, preuve en sont les carrousels que Louis XVI organisera à Versailles. A Florence, de tels carrousels s'organisaient également. Des armures et des costumes extravagants étaient alors créés pour des ballets hippiques dans lesquels le bon public se repaissait de luxe et de grandeur. Pour le grand duc de Toscane, travesti en Persée, on commanda un bouclier orné d'une tête de Méduse. La chevelure était formée de serpents furieux. Baglione reconnaît, dans la tête de Méduse, le premier autoportrait
d'un Caravage adolescent. Il n'avait pas vingt ans. La facture est simple. L'effet est grand. La passion et la violence donnent un caractère angoissant à cette tête. Pour la première fois, Méduse fait peur. Le grand duc de Toscane a tant aimé son bouclier, qu'il l'a gardé. Il n'a probablement jamais su que cette oeuvre était de Michelangelo Merisi, que l'on appellerait un jour Caravage
respirant violence et passion.
Des oeuvres profanes marquent ses débuts. A cette époque, le public était lassé des grandes scènes mythologiques et des allégories du piétisme qui avaient marqué la fin de la période maniériste. Les amateurs d'art voulaient une peinture reposante. Les artistes ont inventé pour cette clientèle blasée une forme de pré-rousseauisme, un retour aux sentiments vrais et frais: la peinture de genre. Valentin vendait cela très bien.
Voilà ce que propose Caravage:
- Jeune garçon à la corbeille de fruits


Jeune garçon à la corbeille de fruits Rome, galerie Borghèse
Clair, évanescent, mondain, creux et élégant, le jeune homme dénude une épaule, ambiguïté appréciée. Un demi-sourire un peu asthmatique, de mise à cette époque.

- Jeune garçon mordu par un lézard


Jeune garçon mordu par un lézard - Londres, National Gallery
Une angoisse universelle.
Le sujet est creux. Le rendu est dramatique à l'extrême. Beaucoup plus qu'une morsure, qu'une frayeur, c'est une angoisse universelle que vit ce jeune homme.

Ce sont jusqu'ici de petits tableaux, appelés tableautins. Le siècle en était friand pour meubler ses cimaises aux côtés des grandes compositions mythiques. A cette époque on mosaïquait ses murs de tableaux, cadres à cadres. Il fallait de petits tableaux pour meubler les vides. Caravage est dans le ton. Bacchus.


Bacchus , Florence, galerie des Offices
Caravage s'est amusé avec l'héroïsme élégant qu'on lui demandait. Dans ce Bacchus, on peut admirer le drapé blanc, la nature morte, cette chair délibérément rose et moite. Il y a un géniede la métaphore. L'ivresse du jeune Bacchus est rendue avec un tout autre talent que dans les oeuvres précédentes. Le torse prodigieusement adroit, picturalement parlant, n'est pas héroïque. Regardez le raccourci du bras, la couleur, il est rougeaud notre Bacchus, le regard perdu à regarder les pampres qu'il n'est pas fait pour porter. Caravage s'est amusé avec l'héroïsme élégant qu'on lui demandait. Il y a dans ce tableau tout l'appareillage de ce qui devrait être le grand ton et la grande élégance. Le reste est à côtè. Un curieux vérisme, réalisme qu'au lieu de lui reconnaître, onlui reprochera. Un détail.


Je dirais que c'est le premier Caravage. Jusqu'alors, ses peintures s'inscrivaient dans une tradition relativement facile, avec un faire relativement sec. Caravage va chercher ses modèles dans le ruisseau, la lie de Rome. Lorsque le sujet est Bacchus, cela gêne un peu. Cela va gêner beaucoup lorsqu'il s'agira de Jésus. Il est important de constater que Caravage n'accepte pas ce bon ton à une époque et à un âge où il ne devrait pas se le permettre. Il devrait faire ce qu'on lui demande, être dans le ton et ensuite inventer quelque chose. Il s'y refuse. Ce refus entraînera une révolution à chaque tableau. Nous sommes bien loin d'une peinture de genre mais dans une peinture qui joue à une peinture de genre qui, à chaque fois, apporte un élément plus brutal, plus passionné. Il demandera à Valentin de le dispenser de ce genre de sujet. Caravage est en train de naître. Valentin s'en rend compte, lui en demande encore et encore. Dépité, il livre le Petit Bacchus malade


Petit Bacchus malade, Rome, galerie Borghèse, ca. 1593
Il n'a pas été peint, comme on l'a cru au 19ème siècle, d'après un modèle qu'il aurait empoisonné pour le voir mourir, tout de même! Caravage a peut-être voulu montrer qu'il en avait assez de Bacchus. Il le fait agoniser.
IX- Des compositions plus vastes
Les figures seules, qui marquent la période d'apprentissage de Michelangelo Merisi vont être remplacées par des compositions plus vastes. Peintures à deux, à trois figures mais toujours sur des sujets légers: La Diseuse de bonne aventure


La Diseuse de bonne aventure, Paris, Musèe du Louvre
Ce rayon de lumière sert essentiellement à lier le dialogue des deux personnages, le dialogue des deux regards.Au 16ème siècle, le thème de la diseuse de bonne aventure, de la bohémienne, de l'égyptienne était très à la mode. Il s'agissait d'une forme de moralité, d'une métaphore. Dans le jeune homme, il faut reconnaître l'image du fils prodigue égaré de sa famille, du fidèle égaré de son Eglise. Admirablement peinte, cette oeuvre n'a pas été comprise pour plusieurs raisons:
  • le fait de couper les personnages à mi-figure, c'est tellement plus joli lorsque l'on voit tout.
  • le fait de les isoler, c'est tellement plus joli avec un paysage dans lequel l'artiste peut montrer sa virtuosité.
  • la simplicité, la vulgarité du décor, le mur de chaux.
  • la provenance irréaliste de la lumière.
  • des accents étranges partant en diagonales, viennent de nulle part, pour arriver nulle part.
  • la position illogique de la fenêtre. La critique a dit: «Il ne sait pas observer le réel». Il est de fait que Caravage, pour la première fois ici, utilise la lumière comme un signifiant. La lumière dessine la réalité, la souligne et l'exalte. Ce rayon de lumière sert essentiellement à lier le dialogue des deux personnages, le dialogue des deux regards. Elle définit le rapport entre les deux personnages. C'est divinement peint.
Le détail
de la main de la bohémienne et de la main du fils prodigue le prouve. Remarquons que ce sont des mains du début, de jolies mains, encore un peu maniéristes. Nous allons voir à quelles sortes de mains plus tard, Caravage prêtera son pinceau.
. Là, est en train de naître, timidement encore, ce que sera la véritable recherche de Caravage sa vie durant: la recherche d'une lumière qui, née de nulle part, est une révélation d'origine divine. La peinture de cet homme-là n'est plus une peinture de genre, ni une peinture de clair-obscur mais une des peintures les plus mystiques qui soient. Cette lumière, d'origine divine dessine la réalité et aide à la compréhension de cette même réalité. Corbeille de fruits


Corbeille de fruits, Milan, Pinacoteca Ambrosiana
Audace d'appréhension d'un sujet quotidien. Ce tableau n'a d'autre sujet que de montrer l'habileté du peintre. Au lieu de la profusion hollandaise à laquelle on s'était habitué au 15ème siècle, nous voyons là une nature morte très simple, très concise, peu bavarde. Une corbeille, quelques pommes, quelques raisins dont le vérisme de la représentation montre des fruits tachés, habités par des vers, les feuilles trouées par les pucerons. Vie, mort, toujours présents, avec la hardiesse rare d'avoir supprimé toute anecdote dans le décor. Aucun prétexte qui ne vienne distraire l'oeil de l'implacable rendu du panier de fruits. Elle est peinte sur fond beige, sur fond d'or, comme une mosaïque byzantine. Audace supplémentaire, c'est le bas du tableau qui sert de table sur lequel est posé le panier. C'est une des visions les plus essentielles que l'on puisse avoir d'une corbeille de fruits. Peu nombreux seront les amateurs qui reconnaîtront cette vision nouvelle, cette audace d'appréhension d'un sujet quotidien.Matisse, bien plus tard, fera cela. On lui dira qu'il ne sait pas peindre. Ses critiques ne savaient sans doute pas que le Caravage l'avait fait deux siècles auparavant.
, Narcisse


Narcisse, Rome, Galleria Nazionale d'Arte Antica, Palazzo Corsini
Beaucoup plus qu'une peinture réaliste. Un mythe aimé et fréquemment représenté à cette époque. Mais très peu sont représentés avec une telle audace. Le tableau est coupé en son milieu ou à peu de choses près, avec une absolue symétrie entre Narcisse et son reflet. Le tableau pourrait se plier en deux et les deux moitiés se superposeraient parfaitement. Cette audace de composition a frappé les esprits.
. On sent que depuis le premier tableau de genre à celui-ci, il y a une volonté de faire autre chose. Le sujet est autre, la préhension de la réalité est autre, mais il y a encore là toute les séductions de la peinture de genre.
Caravage, très vite, réussit à gommer cela. Ses tableaux seront de moins en moins plaisants au sens propre du terme. De moins en moins de coups de hardiesse, pour le coup de hardiesse. De plus en plus, ce seront des tableaux essentiels. Caravage n'est plus l'industrieux tâcheron exploité par un galeriste, il est le protégé d'un cardinal. Cela l'aménera à la peinture religieuse.
X- Une peinture à vocation religieuse et profondément mystique
Le Repos pendant la fuite en Egypte


Repos pendant la fuite en Egypte - Rome, galerie Doria-Pamphili
Caravage réinvente la vision iconographique traditionnelle. Beaucoup de «Repos pendant le fuite en Egypte» ont été peints depuis l'époque byzantine jusqu'au 16ème siècle où nous nous trouvons maintenant. Jamais comme celui-là. On peignait le Repos, non les mollets de l'ange. Dans un paysage romain, à droite, dans une demi-lumière qui semble venir de l'irradiation de l'ange se tiennent la Vierge endormie et l'enfant qui s'endort. A gauche, dans l'ombre, Joseph n'a qu'un rôle de figurant, celui de lutrin. Le véritable acteur est l'ange qui joue du violon et lit la partition que tient Joseph. L'ange est l'axe de la composition. Figure étourdissante dans ce camaïeu de bruns, seule tache blanche, avec le dynamisme de cette draperie qui joue de la musique, la représente et l'illustre. Si cette oeuvre est encore loin des grandes compositions que nous allons voir, elle est extrêmement importante car elle apporte un monde nouveau. Caravage réinvente la vision iconographique traditionnelle. L'ange est musical
par son drapé remarquable, statique par son corps droit comme un javelot. Le rendu de la lumière cannée
est magistralement peint. Précision, concision. Beaucoup plus qu'une peinture réaliste, c'est une peinture qui a une plénitude, une solidité qui frappe.
, Judith et Holopherne


Judith et Holopherne, Rome, palais Barberini
Tout est mis en oeuvre, de façon géniale pour accentuer le caractère absurde du meurtre. Ce mythe est traité de manière effrayante. Nous sommes à une époque où ce genre d'effroi était parfaitement toléré. On n'est pas si loin de la Saint-Barthélemy. On avait le sang plus trempé qu'aujourd'hui. Que la lame pénètre délicatement dans le cou du moribond, qu'une frêle jeune fille tienne les accessoires, et que la suivante ait l'air d'une gorgone, ne gênait pas. On a goûté ce tableau à l'époque par le sens des drapés de la jupe et du lit. Les drapés donnent l'illusion du dynamisme. C'est par le drapé que le geste acquiert sa violence. La fragilité de l'épiderme de Judith met l'acte du meurtre, ce jet de sang, ces cris d'agonie, ce regard rivé, encore plus en évidence. Ce tableau est d'une admirable composition scénique.
Caravage laisse à Judith sa beauté mais en marque le second degré, l'horreur, dans le froncement des sourcils et dans cette concentration terrible du regard. Judith décolle la tête d'Holopherne sous le regard de la servante. Étonnante servante

qui me parait être le chef-d'oeuvre de la composition avec une expression complètement fermée mais dans laquelle se lit une espèce de jouissance sadique ainsi qu'une surveillance attentive qui fait d'elle beaucoup plus un oiseau de proie ou un reptile qu'un être humain.Entre l'agonie, l'affreuse cicatrice d'Holopherne


et l'horrible regard de la vieille, Judith est tellement impavide de beauté que le contraste devient saisissant, comme entre l'ange et Joseph dans le «Repos pendant la fuite en Egypte». Belle tête de Judith
, le sourcil à peine froncé, la lèvre humide de candeur et d'innocence. Candeur et innocence accentuées par l'orient d'une perle pure qui pend au lobe de l'oreille par un noeud de velours noir.Tout est mis en oeuvre, de façon remarquable, pour accentuer le caractère absurde du meurtre. Absurdité qui met en évidence son horreur.
. Caravage se cherche. Il a essayé le bucolique avec le «Repos pendant la fuite en Egypte», l'expressionnisme avec «Judith et Holopherne», le voici avec Madeleine repentante


Madeleine repentante, Rome, galerie Doria-Pamphili
Madeleine se referme sur elle-même, dans une méditation infiniment profonde.Dans ce tableau, la manière est classique, académique. Austérité et grandeur. Il reflète dans le monde profane ce qu'était Madeleine dans le monde sacré, une des saintes les plus fréquemment représentées dans la peinture baroque. Madeleine, telle l'Eglise apostolique, catholique et romaine, s'est parée d'or pour rejeter ensuite ses oripeaux et découvrir dans l'humilité de la nudité, la véritable introspection. L'Eglise est une Madeleine et Madeleine est à la mode. Elle se dépouille de ses ornements comme l'Eglise avait tenté de se dépouiller du surcroît des siens.
Sujet typique de la Contre-Réforme. La pécheresse, en vêtements mondains, abandonne la parure même de ses péchés: ses bijoux. Elle les a cassés et déposés à sa gauche, en formant une sublime nature morte, une «Vanité». Elle abandonne le vin de l'ivresse pour trouver dans la méditation une nouvelle ivresse, celle de l'approche de Dieu. Elle se referme sur elle-même, dans une formidable forme ovoïde, foetale, dans une méditation infiniment profonde, animée par l'étrange traitement de la lumière. Madeleine se prépare à une renaissance. Elle va accomplir une nouvelle naissance. Caravage est en train de naître.
Détail de ce tableau tellement admirable, la chaîne d'or, le rang de perles, une boucle d'oreille qui, très curieusement réapparaissent dans presque toutes ses oeuvres, telle une signature occulte. Baglione dit un peu méchamment que Caravage avait peint cette fiasque de vin afin de prouver à ses clients qu'il gardait son habileté de pinceau. Il y a une lumière interne dans ce vin qui en montre bien la force, qui montre mieux encore le sacrifice d'une Madeleine qui y renonce.
dans quelque chose de piétiste. C'est une méditation traitée de façon classique. Caravage découvre sa vocation, il peindra les grands mystères de notre foi, car il croit, au fond de lui-même, fondamentalement. Mais il se cherche. Sainte Catherine d'Alexandrie


Sainte Catherine d'Alexandrie - Madrid, Collection Thyssen
Ces trois instruments, instruments de mort et instruments de salut, donnent à la sainte une forme de troisième dimension. Somptuosité de la parure, contre balancée par l'austérité silencieuse de la composition, très simple, très concise, qui marque cette position qu'est en train de définir Caravage contre la peinture à effets, sophistiquée, de ses confrères. Telle une gigantesque coupole, sainte Catherine, avec cette énorme robe de brocart, gris, bleu, or et argent, occupe toute la surface de la toile. Avec une habileté incroyable, Caravage laisse aux instruments de torture le soin de donner l'espace, la perspective. La roue définit l'espace, l'épée la perspective, la palme, l'éloignement. Ces trois instruments, instruments de mort et instruments de salut donnent à la sainte une forme de troisième dimension qui semblerait lui manquer par l'énorme aplat de sa robe.
, Saint Jérôme


Saint Jérôme, Rome, galerie Borghèse
Un des memento mori les plus vivants créé par le baroque.
Au début du 17ème siècle, saint Jérôme est un sujet très prisé. Il s'agit de montrer le retour de la science aux lumières d'une nouvelle ferveur. Un sujet typiquement Contre-Réforme. Toutes les écoles, tous les peintres sont sollicités. Un saint, un crâne, emblèmes et symboles de la période baroque, célèbrent le Memento mori (Souviens-toi de ta mort). Le dialogue est intense. Un saint à gauche, un crâne à droite. Le visage

de saint Jérôme, animé par l'étude, la lecture, en face un regard presque aussi vivant , le visage de mort

osmose entre le lissé du crâne et le lissé du chef du saint.
Remarquons comme l'un tend vers l'autre

. L'un par le regard de ses orbites vides, l'autre par ce bras que prolonge la nature morte du livre ouvert. Une horizontale extraordinairement dynamique les rapproche. Un des "memento mori" les plus vivants créé par le baroque. Caravage a peint l'homme vivant et le crâne mort de façon très hardie. La ressemblance est telle entre le crâne et la tête du saint que l'on sent le crâne sous le saint. Cette illusion fait que saint Jérôme semble avoir accepté l'idée de la mort. D'où cette soumission sereine que paraît indiquer tout son corps. Cette soumission, ce sacrifice sont admirablement soulignés par l'horizontale et la verticale de la table. Dans cette construction géométrique essentielle rien ne vient distraire l'oeil du spectateur.
. Cette époque est déterminante. Il s'est défini. Il sait qu'il va peindre uniquement l'épopée christique. Il travaille son langage, son vocabulaire. Un aspect très typique de sa jeunesse, de sa première maturité, est qu'il éprouvera le besoin de régulièrement reprendre un sujet plusieurs fois. C'est à cette époque qu'il peindra un «David et Goliath» et pour aller plus loin, un second. Ce thème était très populaire à cette époque. «David et Goliath» étaient le plus souvent peints avec grandiloquence, en rose et bleu pâle si possible. C'est cela que l'on aimait. Dans sa recherche de ramener la peinture de la maniera à la vérité, voici ce que propose Caravage: David avec la tête de Goliath


David avec la tête de Goliath , Vienne, Kunsthistorisches Museum
Un regard de sybille, de pythonisse. Sortant de la nuit, illuminé par un faisceau de lumière surnaturelle, David avance, le visage vidé par une vision divine. Un regard de sybille, de pythonisse. Tenant dans sa main la tête humaine, colossale de Goliath, David a l'air d'un mort en suspens. Goliath semble prêt à hurler sa colère et sa rage. Les deux visages appréhendés un peu de la même façon par la lumière forment un dialogue étourdissant. Retournement iconographique de la composition formidablement architecturée. David est frêle devant l'immensité de la tête de Goliath, marquant, dans toute l'horizontalité à laquelle Caravage a ramené les bras, les épaules et l'épée, une force contenue, déterminante. Le très beau visage de David, sculpté par cette lumière très violente, ombreuse, est caractéristique de son clair-obscur extrêmement tranché. Le vêtement, le drapé, est presque absurdement ciselé, trop violent. L'opposition du noir et du blanc donneà David une forme de présence, une armure. Probablement, Caravage jugea-t-il ce tableau à effets. Détail de la tête de David

, de Goliath

. La ceinture

. Le passage du blanc à l¹ocre du vêtement.L'habileté technique, sa rapidité de pinceau. Il y a des traits de pinceau qui, isolés, annoncent ce que seront un Vélasquez, un Franz Hals. Liberté, bonheur de la touche.
. La seconde version


David et Goliath Rome, galerie Borghèse
Un dialogue tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mortLes expressions de David et de la tête de Goliath deviennent plus problématiques, plus tendues. David a triomphé, mais triomphe-t-il vraiment? On sent en lui une douleur, une angoisse face à la mort, face au coup fatal qu'il vient de donner. Il ne triomphe plus du tout, comme dans la version de Vienne, et paraît presque perdu face à cette responsabilité de priver un être de vie. Une mélancolie tendue. Outrance du clair-obscur. Côté visionnaire dans le traitement du corps, délibérément déformé pour lui donner un aspect plus fragile encore. L'expression du visage reflète de la commisération, de la pitié. D'habitude, David triomphe. Là, il est sur le point de pleurer sur le geste qu'il vient d'accomplir. On remarque à quel point l'ensemble s'est épuré, simplifié. Tout est devenu plus hiéroglyphique. David n'a plus aucune des séductions de l'oeuvre précédente. Une tristesse méditative, dans une absence de décor, une nuit immense, et un dialogue plus tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mort. On voit comme cette oeuvre suit et perfectionne l'oeuvre précédente. Le drapé

noir et blanc est un des plus beaux que Caravage ait jamais peint.
Goliath

n'est plus simplement un masque effrayant mais exprime une résignation étonnante comme s'il voulait montrer, au-delà de la mort, qu'il avait accepté la sienne. Le détail est si prenant que les historiens d'art veulent y reconnaître un autoportrait

. Caravage s'est-il immortalisé sous les traits de Goliath, entre la douleur immense et le cri de révolte terrible de la Méduse furieuse? Une chose est certaine, ce visage, lorsqu'on l'a vu, lorsque l'on a pu capter son regard, on n'est pas prêt de l'oublier.
sera hallucinante. C'est en répétant ses sujets, en les traquant, les scrutant, les analysant que Caravage apprend à donner la pleine mesure de lui-même. Un des sujets préférés du peintre sera Saint Jean-Baptiste:Cinq Saint Jean-Baptiste

  1. Saint Jean-Baptiste, Rome, bibliothèque Capitoline. Un saint Jean-Baptiste

    ressemblant à un pâtre grec

    . Une peinture plus sensuelle que religieuse, mondaine et encore très maniériste. Un tableau surprenant à mettre dans une sacristie.
  2. Saint Jean-Baptiste, Rome, Palazzo Corsini. Un homme de la rue plus âgé, plus humain, celui-ci est un homme de la rue avec des traits fermés, communs. L'échancrure de son vêtement a laissé des traces de bronzage. Cela a beaucoup choqué à l'époque.
  3. Saint Jean-BaptisteRome, galerie Borghèse. Un portrait ambigü

    . La séduction du corps du premier a été abandonnée mais, cette fois, le visage est étonnant. Une expression de vide parce qu'il semble n'avoir jamais été plein. Une stupeur au sens étymologique du terme, mais en même temps creux, prêt à résonner. Ce portrai est très ambigu. En dépit de son caractère commun, on sent un potentiel très marquant.
  4. Saint Jean-BaptisteKansas City, W.Rockhill Nelson Gallery of Art. Une sculpture

    de l'ombre et de la lumière L'héroïsme est plus marqué. La prise de possession de l'espaceplus déterminée, plus définie. L'ombre et la lumière jouent de façon telle que le visage accuse l'ambiguité du sentiment que reflète le saint. Le visage paraît paisible. Le jeu tranché du clair-obscur lui donne une grande violence. Une sculpture de l'ombre et de la lumière. On dit de ce tableau qu'il est le plus michelangelesque dans sa monumentalité. A l'opposé du génie épique de Michel-Ange, celui de Caravage, ici, est un génie de monumentalisme dans le silence le plus absolu. Oeuvre d'un total silence, d'une totale sérénité, en dépit du dramatisme de la lumière et du traitement de l'ombre.
  5. Saint Jean-Baptiste Bâle

    , Kunstmuseum

, il tentera de se dépasser. Madone des pèlerins


Madone des pélerins ou Madone de Lorette, Rome, église Sant'Agostino
Une énorme ouverture d'amour, soulignée par la ferveur du couple de vieux pélerins du premier plan, empreints de simplicité et d'ingénuité divine.
La Vierge est chez elle. Jésus n'est plus le petit bébé de l'époque des rois mages. Il a grandi. Des pèlerins passent, veulent voir l'enfant qui est trop grand pour être dans les bras de sa mère. La Vierge veut dire qu'elle était comme cela le jour de la nativité. La pose est en contra posto, pose très commode avec un enfant trop lourd. Elle dit simplement : "Qui que tu sois, où que tu sois, comme que ce soit, frappe à ma porte, je te montrerai le Fils de Dieu". Une énorme ouverture d'amour, soulignée par la ferveur du couple de vieux pèlerins du premier plan, empreints de simplicité et d'ingénuité divine, tendus en avant par cet amour qui les touche à la vue de l'enfant. Les pélerins n'ont pas devant les yeux une vision bleutée comme souvent dans la peinture baroque. Ce mystère devient autre chose qu'un emblème, qu'une vision, il devient une réalité. Une oeuvre composée avec cette infinie simplicité et cette vérité essentielle qu'est le propre de la maturité du grand Caravage.


ou Madonne de Lorette. Cet homme, à qui l'on reproche de boire, de voler, de violer, de piller, d'assassiner, peint sans relâche. Crucifiement de saint Pierre


Crucifiement de saint Pierre - Rome, église Santa Maria del Popolo
Personne n'a senti combien les reins du bourreau et la saletè de ses pieds exaltaient le sacrifice de celui qui allait mourir dans la mèdiocritè du quotidien. Deux gigantesques diagonales: celle du corps de Pierre, celle de la tension du bourreau. Cette oeuvre, bien que basée sur deux diagonales comme le veulent les canons de l'èpoque, provoqua un scandale. L'acteur principal est le bourreau, plus prècisèment, les fesses du bourreau. A cette audace, il faut ajouter que ses pieds sont sales. Personne n'a senti combien les reins du bourreau et la saleté de ses pieds exaltaient le sacrifice de celui qui allait mourir dans la médiocrité du quotidien. Combien, dans le visage de Pierre, on peut lire d'espoir et de désespoir!
, Conversion de saint Paul


Conversion de saint Paul - Rome, église Santa Maria del Popolo
On retrouve le symbole de l'oeuf et l'idée de re-naissance de la tradition chrétienne primitive. Paul, prêtre-garde du temple de Jérusalem, citoyen romain d'origine juive et persécuteur des premiers chrétiens, est frappé par la lumière divine sur le chemin de Damas.
Caravage réussit à donner l'illusion du miracle. C'est une lumière miraculeuse que le personnage reçoit. D'où vient-elle? De l'illumination phosphorescente de la panse du cheval? La lumière divine se brise sur le cheval pour mieux illuminer le personnage au sol. Comme dans le tableau de la Madeleine, la composition se referme en une forme ovoïde, soulignée par les bras de saint Paul. dia 102 R On retrouve le symbole de l'oeuf et l'idée de re-naissance de la tradition chrétienne primitive.
.
XI-L'exil
Mise au tombeau,


Mise au tombeau - Rome, Pinacothéque Vaticane
Nous sommes au fond du sépulcre et allons recevoir le corps du Christ, terriblement concernés par le sacrifice.Construite sur un rythme baroque d'une grande force, les personnages sont debout puis, de plus en plus penchés, enfin flèchis au point que le poids du Christ les emporte au fond du sépulcre, comme un poids miraculaire. Le cadavre bascule lourdement dans le tombeau. Il a de la matière, de la lourdeur, du poids. Une certaine rigidité commence à se manifester. C'est terrible, ce corps martyr déversé dans ce tombeau. Caravage nous situe non pas au-dessus de la scène ce qui nous permettrait une vision détachée, mais en-dessous, le sujet en contre-haut. Nous sommes au fond du sépulcre et allons recevoir le corps du Christ

terriblement concernés par le sacrifice. Ici, Caravage devient un grand prédicateur par le poids qu'il accorde au corps mortel du Christ. Ce vérisme lui appartient en propre et il va poursuivre dans cette voie.
Caravage peint ce tableau les jours qui précèdent le meurtre qu'il va commettre. Lors d'une rixe à quatre contre quatre, pour une faute au jeu de la raquette, près de la demeure du cardinal del Monte, épaulé par Onorio Longo et par le capitaine Antonio Bolognese, Caravage est blessé mais tue Ranuccio Tommasoni de Terni. ( «Avvisi» di Roma, 31 mai 1606).
Il doit fuir Rome au moment où les commandes arrivent. Il se réfugié à Palestrina chez le prince Marzio Collona, beau-frère du marquis de Caravaggio. Le 6 octobre, il est à Naples. La période de l'exil commence. Tout est à recommencer. C'est à ce moment-là, privé de sa sécurité, de ses racines, de ses protections que Caravage va devenir un peintre bouleversant. Nous avons déjà vu des oeuvres bouleversantes, ce que nous allons découvrir dépasse tout.Selon Babioni, il aurait peint ce tableau très rapidement dans son exil à Palestrina pour se payer le passage pour Naples.
Madone du Rosaire


Madone du Rosaire, Vienne, Kunsthistorisches Museum
Une oeuvre très risquée et qui pourrait être ennuyeuse.
Caravage, qui aime les architectures gigantesques, s'est vu dicter l'ordre de représenter la Vierge offrant des rosaires à tous les représentants de l'Ordre du Rosaire de Naples. Une oeuvre très risquée et qui pourrait être ennuyeuse. Elle réussit à ne pas l'être, grâce à cette composition complètement infléchie par une diagonale sur la gauche. Diagonale révélée par les bras, les mains et les regards de tous les personnages, la Vierge n'étant plus qu'une comparse de l'oeuvre.
, Les sept oeuvres de Miséricorde


Les sept oeuvres de Miséricorde - Naples, église du Pio Monte della Misericordia
Un esprit très baroque du défi. Caravage, avec un esprit très baroque du défi, peint les sept oeuvres de miséricorde dans une même composition. Cela provoque un télescopage et c'est dans ce télescopage que l'oeuvre prend son étrangeté et se révèle à nous. Ce qu'elles peuvent avoir de disparate est uni par deux anges, merveilleux et tumultueux, tels des anges de Michel-Ange, mais avec une liberté de dessin déconcertante. Ces anges font le résumé, le tri de ces différentes oeuvres de charité. Détail

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. Nous avons évoqué les étapes principales, Milan, Rome, Naples. Toujours pour les mêmes raisons, Caravage doit fuir Naples et s'embarque pour Malte où on le retrouve peignant pour le compte du grand maître de l'Ordre qui, dit-on, l'y aurait fait entrer. Portrait d'Alof de Wignacourt


Musée du Louvre - Paris

, Caravage est au faîte de son art. La Décollation de Saint Jean-Baptiste


Décollation de Saint Jean-Baptiste, La Valette, Malte, cathédrale Saint-Jean
Et le cri qui nous poursuit.
Un tableau de plus de 5 mètres de base, gigantesque, fait de vide et de silence. Jamais une décollation n'a été plus consciente que celle-ci. Rien. La nuit et les murs. La nuit et la pierre sur laquelle résonne l'écho de ce que Caravage nous montre. L'écho d'un plat que l'on porte, l'écho d'un cri qui est poussé, l'écho d'une angoisse qui s'installe. L'immensité de ce noir, de ces ténèbres est une menace plus fatale que la vengeance de Dieu. C'est l'horreur de l'assassinat dans cet anonymat de ténèbres colossales où le forfait se perpétue. Un rayon plus divin que jamais éclaire l'horreur de la décollation. On reconnaît à peine Salomé, à gauche, marquée de noir et de blanc, le bourreau, le saint avec simplement le rouge de son vêtement, le rouge de son sang. Et le cri qui nous poursuit. Une immense prison dans laquelle règne l'obscurité des murs aveugles à peine percés d'une fenêtre où deux prisonniers assistent à la scène et ce rayon qui miraculeusement illumine. Deux personnages penchés, le bourreau et Salomé, en fait deux bourreaux. L'intention de tuer pour l'une, et le geste qui tue pour l'autre. Leurs bras, traités de façon parallèle, expriment le dialogue entre ces deux êtres. Très curieusement, en habits du temps, un homme et une femme assistent, hébétés d'horreur. Saint Jean-Baptiste perd sa tête et le sang coule entre cette incroyable similitude chorégraphique des deux gestes.Détail


a été peinte alors qu'il vivait en paix sur l'île de Malte sous la protection des Chevaliers. C'est pour la cathédrale de la Valette qu'il peint ce tableau, une des versions les plus poignantes que l'on n'ait jamais peinte. Un thème usé, Salomé, Saint Jean-Baptiste, le dialogue de la femme et de la tête coupée a séduit les peintres, des premiers primitifs de l'époque romane jusqu'à Lucas Cranach, en période maniériste. Jamais ce sujet n'avait été traité de façon à la fois aussi souveraine et damnable. Baglione raconte qu'ayant outragé un chevalier, Caravage fut emprisonné, qu'il parvint à s'enfuir de Malte et à atteindre la Sicile où il s'établit à Palerme, effectuant des séjours à Messine et à Syracuse.
Résurrection de Lazare


Résurrection de Lazare - 1609 - Messine, Musée Régional
On est abusé par le premier effet d'architecture de la diagonale jusqu'au moment où l'on découvre que la ligne importante est la verticale.La lumière justifie et donne existence au cadavre de Lazare. Mate sur le cadavre, elle brille sur les vivants. Le dialogue entre le corps mort et les vivants qui essaient de le relever devient dramatique. Tout est construit sur une grande diagonale mais si l'on s'approche, cette diagonale est contredite par l'absolue horizontalité du bras du Christ qui ordonne à Lazare de se lever. La verticale du corps du Christ devient la ligne de force la plus importante du tableau. On est abusé par le premier effet d'architecture de la diagonale jusqu'au moment où l'on découvre que la ligne importante est la verticale. Ce cheminement dans le langage est propre à son oeuvre. Un tableau de Caravage demande à être regardé, observé, étudié. Il ne se lit pas d'un seul coup, il faut entrer dans son monde. Un Caravage, cela se mérite.
Il n'a peint que la moitié inférieure du tableau. Nous pouvons sentir le poids dramatique que ce vide donne à la scène, l'oppression de ce vide sur cette résurrection, tel le doigt de Dieu. La ligne, le long du corps de Lazare, est soulignée et soutenue par la grande volute du personnage qui l'embrasse. Ces deux lignes préparent la révélation de la présence du Christ lui redonnant vie. La puissance et la dynamique de la verticalité du Christ, appuyée par la poutre solide du fond, les jambes dans la position de la marche, le bras à l'équerre, amènent Lazare d'une position horizontale à sa verticalité. La foule qui entoure la scène suit le mouvement de chute, puis de résurrection. Seul le Christ impose sa verticalité au travers de sa main qui donne la vie, et par là-même, exprime la volonté de Dieu.Ce tableau est beaucoup plus qu'admirablement composé. Il garde cette signification lourde que Caravage sait donner à ses compositions.
, Adoration des bergers,


Adoration des bergers - Messine, Musée Régional
Jamais le miracle de Noël n'a été si justement peint. Le vide est également présent dans cette oeuvre. Il donne à la composition un silence merveilleusement sacré et souligne l'isolement froid dans lequel est né Jésus. Les bergers sont d'un côté. Perdus dans la réalité, isolés de tout, la Vierge et l'enfant sont émouvants. Jamais la Vierge n'a été aussi tendre et protectrice, jamais le miracle de Noël n'a été si justement peint. Les lignes de force de ce tableau sont extraordinairement architecturées. Celles du manteau, de l'épaule, des bras de la Vierge animent le tout et donnent une grande tendresse au groupe central. Cette diagonale est compensée par toute la série de verticales formée par les bergers. Verticale du front au genou du premier, verticale de l'épaule au mollet du deuxième, verticale du front au pied du troisième. Ce jeu des verticales permet à la diagonale formée par la Vierge de s'étaler avec majesté.
Caravage limite sa palette. Un camaïeu de bruns animé par un peu de bleu que l'on devine. Economie de moyens. Il invente le jeu de l'ombre et de la lumière. Jamais, chez lui, on ne verra la source lumineuse. La lumière vient du dehors, de très loin, de très haut. Cette lumière pourrait être le Doigt de Dieu ou la Volonté de Dieu.Cette lumière, dans la presque totale obscurité où sont plongées les oeuvres, anime et donne existence aux personnages importants. Ici, la Vierge et l'Enfant, la joue de la Vierge épuisée à laquelle semble s'apaiser l'Enfant, et cette main lasse qui tient le bébé. Chez Caravage, il y a ce privilège de la lumière qu'il réussit à capter comme aucun autre peintre ne l'avait jamais fait.
Caravage apprend que sa grâce est proche. De point en point, de palier en palier, nous avons découvert un Caravage de plus en plus empreint de ce mystère religieux qu'il peint et sait traduire avec toujours plus de ferveur.
Il a produit des oeuvres tellement ferventes, emplies d'un mysticisme des plus profonds et essentiels, il a témoigné d'un tel sens du sacré et surtout d'une telle compréhension du message christique, qu'en milieu romain il est pardonné. Tout heureux, il embarque pour Naples et omet de signaler sa présence, autrement dit, il est passager clandestin. On lui prend ses biens en gage de la traversée. Bêtement, il les défend en attaquant un marin. L'équipage lui tombe dessus. Il débarque blessé à Porto Ercole. Furieux et désespéré, il parcourt la plage sous la morsure du soleil, tentant de retrouver sur la mer le bateau qui emporte ses maigres affaires. Arrivé à midi, il est pris d'un accès de fièvre et se couche. Sans aucune aide humaine, en près de trois jours, il meurt comme il avait vécu, seul. C'était le 18 juillet.

Circonstances historiques
En 1598, un concours de circonstances fait décrocher à Caravage sa première commande importante. Matthieu Contarelli devient cardinal sous Grégoire XIII. Il reconstruit et embellit St-Louis-des-Français et fonde la chapelle Contarelli. Muziano et le Cavalier d'Arpin y travaillent. Entre-temps, Matthieu Contarelli meurt. Son exécuteur testamentaire, Virgilio Crescenzi, est chargé de mener à bien les travaux, mais avec trop de lenteur au goût du clergé de St-Louis-des-Français qui, en 1596, proteste auprès du pape. Celui-ci somme Crescenzi de hâter les travaux et, sur la recommandation du cardinal del Monte, fait à Caravage la commande de trois panneaux peints pour la chapelle. Inaugurée en 1601, l'oeuvre fait scandale. Un panneau est refusé. Ces trois peintures, ayant pour thème la vie de saint Matthieu, pourraient suffire à synthétiser l'oeuvre entière de Caravage. Le personnage est tout entier dans la chapelle Contarelli.
Auparavant, il convient de souligner dans la «révolution» Caravage, deux caractères majeurs:
  1. Le jeu de l'ombre et de la lumière devient l'agent dynamique essentiel de la composition, en ce qu'il en orchestre l'action. Le corps humain perd donc ici le rôle fondamental que lui avait confié la grande Renaissance.
  2. Caravage s'inscrit contre le courant maniériste qui multipliait les formules exacerbées, sophistiquées, pour échapper aux canons trop rigoureux de la Renaissance. Il osera trancher ces liens que les peintres maniéristes n'avaient fait que multiplier en les renforçant.
Vocation de saint Matthieu


Un jour, Matthieu, attendant le bateau, compte son gain. Nous nous trouvons dans une chambre d'auberge à l'atmosphère sulfureuse, avec comme seul décor, une table sur laquelle sont posées des pièces de monnaie qu'un jeune homme compte. A côté, un usurier vérifie. Deux jeunes gens richement vêtus se retournent distraitement lorsque deux personnages entrent. Un bras se tend vers Matthieu et l'on entend : «Tu es Matthieu, Matthieu tu me suivras.» Cette main est reprise par une autre main, celle de Matthieu. Deux mains. L'une pour désigner, l'autre pour répondre à la désignation. C'est tout. Le miracle de ce tableau, c'est qu'il est en train de se passer quelque chose. Le Christ vient d'entrer et désigne Matthieu. La lumière précède, suit et accompagne le bras du Christ. Ils se sont compris. Un miracle n'est pas évident. Caravage l'a voulu non évident. Le premier personnage entré, saint Pierre, cache le Christ, les deux jeunes gens cachent Matthieu et pourtant, c'est bien ce regard-là qui est désigné par cette main-là. Voilà le miracle du clair-obscur. Voilà le miracle Caravage. Personne n'a pu comprendre que le Christ entrait. Le Christ n'est pas entré avec des joueurs de tubas. Il est entré dans une réalité et dans un quotidien qui ont continué. Le visage de saint Matthieu


est transfiguré, beau, l'oeil lumineux, avec presque un sourire. Il se sent véritablement désigné. Le Christ


nous le cherchons dans la composition. Lorsque l'on isole son visage, on est frappé par la ferveur, la sacralité et en même temps l'humanité qui s'en dégage. Nous avons là l'une des têtes de Christ les plus frappantes d'évocation de ferveur et de grandeur que la peinture occidentale ait jamais connue. Il y a quelque chose de miraculeux dans la bonté, l'ouverture et la lumière de ce regard. Il est curieux de penser que l'homme dont on a dit qu'il était le plus débauché de son siècle a été celui qui a su peindre le mieux la vérité de l'humanité, de la générosité du Christ. Caravage se hisse au niveau des grands mystiques par cette faculté qu'il a de comprendre le Christ. Personne n'avait peint, si fidèlement aux Ecritures, la vocation de Matthieu. Bien entendu, des personnages semblent faire barrière à cette révélation. Ils ne font pas partie du mystère. Le jeune homme du premier


du premier plan


se retourne, il a entendu du bruit. Son compagnon regarde les nouveaux arrivants avec une vacuité de prunelle étonnante . Les regards des jeunes gens aux riches vêtements occultent les vrais regards de Matthieu et du Christ. Les yeux de Matthieu


respirent la lumière des yeux du Christ


.
Saint Matthieu et l'ange


L'ange qui l'inspire est à la mesure de Matthieu. Il n'est pas un ange pour lettré, il est un ange pour batelier. Une frame pour la dia de l'entier au départ, puis deux pour les détails couplés. Qui n'a jamais peint un saint Matthieu aussi peu saint et un ange aussi peu ange? Matthieu était batelier. Il n'est pas un homme d'écriture, un homme de science, ni un lettré. En règle générale, lorsque l'on écrit un Evangile, on devient tout à coup docteur ès lettres, le doigt fin, le regard inspiré. Ici, pas du tout. Matthieu écrit péniblement. Caravage a tout mis en oeuvre pour que l'on sente l'épaisseur des articulations, la lourdeur des mains, le poids des épaules, la manière de se "tortiller" devant son bureau. Ces mains, rudes, calleuses savent à peine tenir une plume


. L'ange qui l'inspire


est à la mesure de Matthieu


. Il n'est pas un ange pour lettré. Il est un ange pour batelier. Il a lui-même une tête de batelier. Malgré la maladresse de Matthieu, on voit son bon vouloir et l'aspect tourbillonnant de l'ange est d'autant plus miraculaire. Il apporte la révélation du Verbe à celui qui tente d'écrire. Ce dialogue respire une immense tendresse, une émotion et une ferveur intense. Le visage de Matthieu


cerné par une peau rugueuse, une barbe sauvage, est rayonnant par le regard de reconnaissance qu'il lui adresse.
Martyre de Saint Matthieu
Matthieu, lui seul voit un nuage descendant du ciel et du haut duquel un ange lui tend la palme du martyr. scan du tout. Pourrait on installer une loupe? Saint Matthieu connaît son martyre sur la place publique, à la sortie du bain. Pas une place publique où le rose de la robe de la dame s'harmonise avec le pourpoint du monsieur, non, une véritable place publique, avec des vieillards, des jeunes gens à moitiés nus, le saint est renversé, agressé par un bourreau s'apprêtant à le transpercer de son épée. Cet incident, parmi d'autres, provoque un grand désordre. En quoi est-ce un miracle? Pour les spectateurs, il ne s'agit que d'un épisode de violence. Ce n'est pas un miracle, c'est un banal incident, sauf pour celui qui meurt. Matthieu, lui seul, voit un nuage descendant du ciel et du haut duquel un ange lui tend la palme du martyr. Le bourreau, tendu par la violence de son action, les témoins marqués par l'angoisse, l'inquiétude, la surprise, l'affolement, l'horreur, la résignation, l'indifférence, et ce visage d'enfant criant son horreur et sa peur, ne comprenant pas ce qu'il voit ou peut-être ne comprenant pas l'injustice de ce qu'il voit, dominent la composition, une des plus troublantes que Caravage ait jamais peinte.
En haut, à gauche de la composition, un autoportrait de Caravage, protagoniste résigné plus qu'affolé, peut-être celui qui a compris et qui nous rappelle que nous assistons à une scène miraculaire.
Et puis, ce qui me paraît étrange, celui qui n'est pas concerné. Tout en haut, à gauche, un splendide jeune homme richement vêtu, contemple l'agonie du saint avec un détachement amusé.

Tout au long de sa vie, Carvage éprouvera le besoin de reprendre ses sujets. Il travaille son langage, son vocabulaire. C'est en les répétant, les traquant, les scrutant, les analysant que Caravage apprend à donner la pleine mesure de lui-même.
Cène à Emmaüs, London, National Gallery.


La lumière est utilisée d'une manière théâtrale. Sur la table, une belle nature morte dans laquelle Caravage s'amuse encore. Il aime montrer des poulets à la peau croquante, une miche, des miettes. Un goût pour la mise en scène de la table, un goût pour la mise en scène des couleurs. Le rouge de la robe du Christ correspond au rouge plus terne du vêtement de l'aubergiste. Ici la lumière est utilisée d'une manière théâtrale. L'ombre du Christ crée une auréole en négatif qui le met en exergue dans la composition.
Cène à Emmaüs, Milan, La Brera



Plus aucune complaisance. En 1610, année de sa mort, Caravage reprend le même sujet. C'est le même Christ, la même table, la même nature morte, les mêmes comparses. Mais ce tableau est d'une autre trempe. La table, faite d'horizontales, est traitée comme une anamorphose. Plus aucune complaisance dans ce qui nous est montré sur la table et dans les expressions des personnages. Un camaïeu qui va du vert olive au sable en passant par toutes les modulations, dont le noir. Aucun effet. L'unique couleur est le bleu gris du vêtement du Christ. Une économie de moyen qui prépare le caravagisme. Il y a là tout ce que sera le jeune Vélasquez, Zurbaran, George de laTour, Le Nain ou Vermeer. Vermeer et Caravage ont tous deux l'art, la façon juste, d'opérer un camaïeu de gris par un bleu qui éclate. Vermeer aurait-il vu ce tableau?
David avec la tête de Goliath, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Un regard de sybille, de pythonisse
Sortant de la nuit, illuminé par un faisceau de lumière surnaturelle, David avance, le visage vidé par une vision divine. Un regard de sybille, de pythonisse. Tenant dans sa main la tête humaine, colossale de Goliath, David a l'air d'un mort en suspens. Goliath semble prêt à hurler sa colère et sa rage. Les deux visages appréhendés un peu de la même façon par la lumière forment un dialogue étourdissant. Retournement iconographique de la composition formidablement architecturée. David est frêle devant l'immensité de la tête de Goliath, marquant, dans toute l'horizontalité à laquelle Caravage a ramené les bras, les épaules et l'épée, une force contenue, déterminante. Le très beau visage de David, sculpté par cette lumière violente, ombreuse, est caractéristique de son clair-obscur extrêmement tranché. Le vêtement, le drapé, est presque absurdement ciselé, trop violent. L'opposition du noir et du blanc donne à David une forme de présence, une armure.
Caravage jugea-t-il ce tableau à effets? Détail de la tête de David


, de Goliath


.
La ceinture


. Le passage du blanc à l'ocre du vêtement. L'habileté technique, sa rapidité de pinceau. Il y a des traits de pinceau qui, isolés, annoncent ce que seront un Vélasquez, un Franz Hals. Liberté, bonheur de la touche.
David et Goliath , Rome, galerie Borghèse.
Un dialogue tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mort Les expressions de David et de la tête de Goliath deviennent plus problématiques, plus tendues. David a triomphé, mais triomphe-t-il vraiment? On sent en lui une douleur, une angoisse face à la mort, face au coup fatal qu'il vient de donner. Il ne triomphe plus du tout, comme dans la version de Vienne, et paraît presque perdu face à cette responsabilité de priver un être de vie. Une mélancolie tendue. Outrance du clair-obscur. Côté visionnaire dans le traitement du corps, délibérément déformé pour lui donner un aspect plus fragile encore. L'expression du visage reflète de la commisération, de la pitié. D'habitude, David triomphe. Là, il est sur le point de pleurer sur le geste qu'il vient d'accomplir. On remarque à quel point l'ensemble s'est épuré, simplifié.
Tout est devenu plus hiéroglyphique. David n'a plus aucune des séductions de l'oeuvre précédente. Une tristesse méditative, dans une absence de décor, une nuit immense, et un dialogue plus tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mort. On voit comme cette oeuvre suit et perfectionne l'oeuvre précédente.
Le drapé


noir et blanc est un des plus beaux que Caravage ait jamais peint. Goliath


n'est plus simplement un masque effrayant mais exprime une résignation étonnante comme s'il voulait montrer, au-delà de la mort, qu'il avait accepté la sienne. Le détail est si prenant que les historiens d'art veulent y reconnaître un autoportrait


. Caravage s'est-il immortalisé sous les traits de Goliath, entre la douleur immense et le cri de révolte terrible de la Méduse furieuse? Une chose est certaine, ce visage, lorsqu'on l'a vu, lorsque l'on a pu capter son regard, on n'est pas prêt de l'oublier.
Saint Jean-Baptiste, Rome, bibliothèque Capitoline.


Un saint Jean-Baptiste ressemblant à un pâtre grec. Une peinture plus sensuelle que religieuse, mondaine et encore très maniériste. Un tableau surprenant à mettre dans une sacristie.
Saint Jean-Baptiste, Bâle, Kunstmuseum.



Dans les représentations traditionnelles, Jean-Baptiste est représenté comme un adolescent, accompagné d'un agneau, préfiguration de la Passion du Christ. Nous sommes loin des représentations de la peinture florentine ou romaine de la Grande Renaissance où Baptiste devenait un éphèbe à la manière grecque. Là, nous avons un jeune homme de type italien du 17 ème siècle, à la chair blafarde, traité sans aucune complaisance, sans rien de cet idéalisme que les générations précédentes avaient imposé aux arts plastiques, notamment au langage pictural. Baptiste se présente de façon réaliste, mot clef du destin de Caravage. Ce qui frappe le plus dans cette toile, c'est la répartition de la lumière. L'arrière-scène est plongée dans une obscurité totale. A aucun moment le décor n'est apparent. Ni objets familier, ni paysage, ni grotte ne le posent dans un lieu précis. On a l'impression qu'une toile de fond a été tendue derrière lui. Cette toile de fond est la nuit. Dans cette nuit marron foncé, presque noire, se détachent violemment, agressés par la lumière, l'épaule, la jambe, le profil de l'adolescent ainsi que le corps de l'agneau. Le terme technique pour cette peinture à effets de lumière, est le «clair-obscur». Caravage est l'inventeur du «clair-obscur» utilisé en tant qu'agent principal du drame que l'artiste pose sur la toile.
Saint Jean-Baptiste, Rome, Palazzo Corsini


. Un homme de la rue Plus âgé, plus humain, celui-ci est un homme de la rue avec des traits fermés, communs. L'échancrure de son vêtement a laissé des traces de bronzage. Cela a beaucoup choqué à l'époque.
Saint Jean-Baptiste, Rome, galerie Borghèse.


Un portrait ambigu La séduction du corps du premier a été abandonnée mais, cette fois, le visage est étonnant. Une expression de vide parce qu'il semble n'avoir jamais été plein. Une stupeur au sens étymologique du terme, mais en même temps creux, prêt à résonner. Ce portrait est très ambigu.
Saint Jean-Baptiste, Kansas City, W.Rockhill Nelson Gallery of Art



Une sculpture de l'ombre et de la lumière L'héroïsme est plus marqué. La prise de possession de l'espace plus déterminée, plus définie. L'ombre et la lumière jouent de façon telle que le visage accuse l'ambiguité du sentiment que reflète le saint. Le visage paraît paisible. Le jeu tranché du clair-obscur lui donne une grande violence. Une sculpture de l'ombre et de la lumière. On dit de ce tableau qu'il est le plus michelangelesque dans sa monumentalité. A l'opposé du génie épique de Michel-Ange, celui de Caravage, ici, est un génie de monumentalisme dans le silence le plus absolu. Oeuvre d'un total silence, d'une totale sérénité, en dépit du dramatisme de la lumière et du traitement de l'ombre.

Le terme apparaît pour la première fois dans un dictionnaire en 1690:

  • Du portugais: barocco
  • De l'espagnol berrueco: perle imparfaite.
  • Au 18ème siècle: synonyme de bizarre
  • Au 19ème siècle: Burckhardt lui donne son sens actuel; style de rigueur et d'austérité.

Le baroque est une période ambiguë : sévère et folle, diurne et nocturne, célébrant la vie, exaltant la mort. Memento mori (Souviens-toi de ta mort) en est la devise.

Précision de temps:

  • Début:1585. Avènement de Sixte-Quint.
  • Fin:1680. Mort du Bernin.

Lieu. Rome. Le Saint-Siège.Précisions de raison:

  • Le sac de Rome en 1527 par Charles- Quint.
  • La crise de l'Eglise.
  • La Réforme.
  • La Contre-Réforme.
  • La coalition des ordres autour du pape.
  • L'invention de l'ordre jésuite.
  • «perinde ac cadaver»
  • La personnalité des papes eux-mêmes.
  • La Contre-Réforme ou Réforme catholique, née du besoin de l'Eglise de se régénérer, de s'épurer.

De 1545 à 1563, le Concile de Trente marque l'apogée de ces mouvements d'auto-réforme:
- redéfinition des doctrines et des dogmes.
- suppression des abus, des privilèges et des cumuls.
- établissement de l'autorité du Saint Siège.
- refonte de l'administration pontificale.
- création d'instruments adéquats, le Collège Romain, 1556.

Le baroque apparaît dès le XV ème siècle avec des figures de proue comme Savonarole, saint Vincent Ferrier, saint Bernardin de Sienne.
Il s'impose dès le 16ème avec la création d'ordres nouveaux; Les Capucins (1525), les Théatins, les Barnabites, les Ursulines et surtout, dès 1540, les Jésuites, approuvés par Paul III Farnèse et constitués par saint Ignace de Loyola.
Tout ceci fut l'oeuvre de grands défenseurs de la foi :
- saint Charles Borromée en Italie
- saint Thomas de Villeneuve en Espagne
- saint Barthélemy des Martyrs au Portugal
- saint François de Sales en France
mais aussi : saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avilla, saint François Xavier et le mouvement missionnaire soutenus par des papes inébranlables:
- Pie V 1556-1572 Antonio GhiglieriGrand inquisiteurRéformateur de la cour vaticane.Inventeur de l'index
- Grégoire XIII 1572-1585 Ugo Buoncompagni Réformateur du calendrierFondateur du Collège Romain.Contemporain de saint Bartélémy
- Sixte V 1585-1590 Félix PerettiRedouté par Grégoire XIII. Éloigné de la Curie
- Clément VIII Ippolito Aldobrandini 1592-1605
- Léon XI Alessandro da Médicis 1605
- Paul V Camille Borghèse 1605-1621.
- Urbain VIII. Matteo Barberini 1623 -1644
- Innocent X Pamphili 1644-1655Nonce à NaplesLégat en France et en Espagne.Cardinal dès 1629Pape de 1644 à 1655 Condamne le jansénisme en 1653
- Alexandre VII Chigi 1655-1667
Ce sont eux qui bâtirent la Rome nouvelle. Ce sont leurs blasons qui en ornent les monuments immortels.

Le clair-obscur à la conquête de l'Europe ou le caravagisme
En cette fin du 16ème siècle épuisé, épuisante, marquée par les écoles maniéristes et postmaniéristes, arrive la période de la Contre-Réforme et avec elle, les prémices de la période baroque, qui va dominer le 17ème siècle. A ce moment, Caravage fait son entrée sur la scène romaine. Il s'attirera très vite une immense notoriété par les inventions de son langage plastique. Il aura à ses côtés des émules. Innombrables sont les peintres qui seront tentés d'imiter son originalité, son style révolutionnaire. Parmi ses élèves, citons les Carrache, le Dominicain, Domenico Fetti, Luca Giordano, le Guerchin, Mattia Pretti. Avec plus ou moins de talent, ils tenteront d'approcher le miracle Caravage, sans jamais y parvenir.
Le langage caravagesque franchit rapidement les frontière de l'Italie. En 1610, Caravage meurt à Porto Ercole. En 1598, il avait peint les trois compositions de la chapelle Contarelli à Saint-Louis-des-Français. Rome avait détesté (Poussin, plus tard, confirmera violemment les détracteurs). Rome avait adoré, les jeunes peintres en tête. Le caravagisme était né. Il ne fut pas seulement italien, romain et napolitain, il fut aussi européen: par leurs études, leurs stages à Rome, de nombreux jeunes peintres véhiculèrent le caravagisme à travers toute l'Europe. Suprématie du caravagisme
Au sud:
Zurbaran 1598 - 1664
Francisco de Zurbaran
Naissance en Espagne, à Fuente de Cantos de Francisco de Zurbaran. Très mal connu, secret, nous ne possédons ni autoportrait, ni lettres de lui. Ses oeuvres furent dispersées lors de l'invasion napoléonienne, ses ensembles disloqués lors de la fermeture des couvents. Seul le monastère de Guadalupe en Estremadura conserve intact son décor.Il travaille à Séville chez Pedro Diaz de Villanevra. En 1627, son Christ (Chicago, Art Institute) provoque l'enthousiasme des Sévilliens et assied sa réputation.
En 1634, il s'installe à Madrid où il travaille avec Vélasquez au palais de Buen Retiro. On le nomme peintre du roi.Rentré à Séville, il subit la jalousie et l'animosité des peintres locaux: les commandes se raréfient...Il est vrai que le goût change, on lui préfère Murillo.Dès lors, il travaille pour les colonies, pour Lima surtout.En 1664, il meurt à Madrid, pauvre et oublié.
Quelques oeuvres:

Au centre: La Tour 1593 - 1652 [1], Trophime Bigot - 1579 -1650
Trophime Bigot
- 1579 : naît à Arles
- formation locale
- 1621 - 1634 : cité dans les archives romaines, plus exactement dans les actes de l'Académie de Saint-Luc.
- commande de 3 oeuvres pour Santa Maria in Aquiro.
- 2 oeuvres attestées dans la collection Giustinani.
- meurt à Arles
- pour l'heure, son catalogue regroupe une quarantaine d'oeuvres


Au nord: Ter Brugghen 1598 - 1629
Hendrick Ter Brugghen et la Hollande
  • 1588 : naissance à Deventer de Hendrick Ter Brugghen.Formation chez le peintre Abraham Blaemaert
  • 1604 : voyage en Italie. Il restera 10 ans à Rome et rentrera par Milan.
  • il est le premier peintre du Nord à découvrir le Caravage.
  • 1616 : il est inscrit à la Guilde de St-Luc à Utrecht.
  • 1629 : il meurt à Utrecht.
La leçon de Caravage est introduite à Utrecht par Hendrick Ter Brugghen. Elle bouleverse les règles de la peinture, substituant aux élégances du maniérisme des effets dramatiques obtenus par des compositions denses et des oppositions violentes d'ombre et de lumière. On en reconnaîtra la descendance dans les clairs-obscurs du peintre hollandais le plus célèbre : Rembrandt.
Dans cette peinture
, Hendrick Ter Brugghen révolutionne le thème de saint Sébastien. Traditionnellement, saint Sébastien est représenté debout dans une attitude de souffrance héroïque. Ter Brugghen choisit de le représenter effondré et sans connaissance, au moment où Irène vient le secourir. Évoquant une descente de croix, le tableau est construit sur une diagonale qui, de la main droite au pied gauche du supplicié, nous entraîne dans sa chute. Selon un procédé directement emprunté à Caravage, cette oblique est soulignée par la succession des trois têtes qui rythment le mouvement de la descente, ainsi que par la lumière qui fragmente douloureusement le corps de saint Sébastien.
Le Concert - Londres National Gallery


[1] Les clés du regard

Le catalogue des oeuvres de «Tout l'œuvre peint de Caravage» Les Classiques de l'Art - Flammarion recense 73 oeuvres. Mina Gregori dans «Caravage» au éditions Gallimard / Electra présente 87 oeuvres du peintre.
Ce programme vous propose 37 de ses oeuvres: