Quatre autoportraits présumés de Michelangelo Merisi dit Caravage. Essayez de les retrouver dans ses oeuvres tout au long de sa biographie.
La vie de Caravage, au 17ème siècle, est certainement une des plus aventureuses qu'ait vécu un grand créateur.Son chemin se dessine entre ombres et lumières. Son caractère passionné l'entraîne de la provocation au meurtre. Sa tête est mise à prix. Il doit fuir, se cacher. Mais il n'y en a pas trace dans sa peinture. Elle est certainement l'une des plus profondément ferventes que nous puissions voir dans toute la peinture baroque. C'est le vrai miracle Caravage. Miracle du sacré, à la dimension de ce qu'il a fait.
II- L'atelier de Peterzano
Le 29 septembre 1571, naît à Caravaggio, petit village du nord de l'Italie, Michelangelo Merisi, dit Caravage. Très fréquemment on portait le nom patronymique du lieu d'où l'on était originaire. Son père était l'architecte et le majordome du Marquis de Caravaggio. Avec ce double statut, il faisait partie de la maison. Le marquis, mécène dans la tradition de la Renaissance, avait des artistes près de lui. Raphaël était également majordome du pape ainsi que son antiquaire, son archéologue, en plus d'être son peintre ordinaire.
Trop souvent, les historiens d'art du 19ème ont voulu que Caravage soit né dans le ruisseau. C'est faux. Il est issu d'une excellente famille d'artistes, dont la sécurité sociale était assurée par un excellent marquis qui, à la fin du 16ème, se prend pour un mécène du 15ème.
Comme tout le monde à cette époque, il commence l'étude de la peinture extrêmement tôt. Les peintres de la Renaissance et du baroque sont quasiment nés dans un atelier de peinture. On broyait des couleurs dès la plus tendre enfance. Arrivés à la maturité, ces peintres connaissaient leur métier parfaitement, comme respirer, marcher ou chanter. A 13 ans, sa famille décide de le consacrer aux arts. Il entre dans un des bons ateliers de Milan, celui du peintre Peterzano.
Pourquoi un bon atelier? Peterzano est un mauvais peintre mais on apprend beaucoup mieux son métier chez un mauvais peintre que chez un bon. Un bon peintre va vous inculquer sa vision des choses. Un mauvais peintre en est incapable. Ainsi, l'élève, pour sortir de sa chrysalide, se débattra avec ses propres moyens et accédera à sa propre vision. Un mauvais élève deviendra un mauvais peintre mais s'il est un génie, il en sortira sans avoir été abîmé, ni influencé, mais en possédant une éducation technique, un métier parfait. C'est ce que reçoit Caravage
En 1592, il arrive à Rome. Il est évident que, sorti de l'atelier de son maître, il aurait dû d'abord recevoir des commandes locales toujours plus importantes, pour qu'une lettre de recommandation d'un personnage important le fasse, un jour, sortir de sa ville et ainsi, arriver à Rome en pleine maturité. Caravage s'installe tout de suite à Rome. Il a 21 ans. Âge des premiers tableaux. Évidemment, c'est un échec . Il y a bien assez de peintres, d'ornemanistes, de décorateurs. Qu'a-t-on à faire de ce jeune homme qui en plus, est insupportable? Il ne croit pas en la peinture que l'on fait, il le dit. Il ne croit pas en les chefs-d'oeuvre que l'on reconnaît, il le dit. Il prétend qu'il peut faire mieux, mais personne ne le connaît. Une vie de misère s'ouvre à lui dans la belle tradition de la bohème du 19ème siècle. L'épisode de sa période romaine commence par être romantique. Avec la recommandation de son vénéré maître Peterzano, il entre au service du Cavalier d'Arpin. Ce maître est plus mauvais encore que Peterzano mais il possède deux qualités qui font son succès: en grands habits, manchettes de dentelles et épée au côté, il peint à une vitesse incroyable. Une sainte Cécile est achevée en deux heures. Les cardinaux se déplacent pour voir ça, comme à la foire. Il exploite Caravage, lui fait faire tout ce qui l'ennuie, les guirlandes de fleurs, les mascarons, les cariatides. Naturellement, il ne le paie pas. Caravage vit dans un dénuement total. On raconte qu'il faisait le portrait des aubergistes pour subsister. Voler pour manger, squatter pour dormir mais la chance lui sourit. Le jeune Caravage rencontre un soir, Piazza Navona, le quartier des artistes, un personnage singulier, mi-français, mi-italien. On l'appelle le Valentin. Ce Valentin a une idée de génie: des gens veulent acheter des tableaux, ces gens ont des titres assez ronflants et des habits assez brillants pour ne pas les risquer dans la poussière d'un atelier d'artiste. Dans un appartement chic, aéré et coquet, il présente, expose la jeune peinture et y invite les mécènes. Le Valentin invente la galerie d'art.
Parmi ses premières victimes - inutile de dire qu'il payait à peine les tableaux qu'il prenait et qu'il revendait fort cher - il y a le jeune Caravage à qui Valentin demande des sujets charmants, légers, gentils, pas trop risqués qui se vendaient, à l'époque, très bien.
IV- Un mécène éclairé
C'est ainsi que Caravage, par Valentin interposé, se fera une belle clientèle. Parmi ses clients, il y aura le Cardinal Del Monte, homme très aventureux. On dit de lui qu'il était le plus ennuyeux des prélats mais le plus averti des amateurs d'art. Il fait sortir Caravage de l'écurie de Valentin et lui offre dans sa maison un gîte, un couvert et des appointements. Alors que tout devrait aller bien, alors que Caravage devrait être heureux et reconnaissant envers son cardinal de mécène, las, il se tient mal. C'est un caractère passionné. 1600 est l'année des premiers scandales. Lorsque l'on est historien d'art, on dit qu'il était passionné et qu'il travaillait tard le soir. La vérité est que Caravage s'enivrait, était poursuivi pour de sombres histoires de moeurs, courtisait les femmes des autres, se battait pour elles et finissait régulièrement au poste de police.
La vie de Caravage sera un exil permanent. Il devra fuir Rome. Le cardinal Del Monte et le cardinal Scipion Borghèse ne suffiront pas à sa protection.
Il y aura mort d'homme. Bellori nous raconte: Le Caravage, quoique occupé par sa peinture, n'avait point abandonné ses occupations troubles; après avoir peint plusieurs heures dans la journée, il rôdait de par la ville, épée au flanc, et s'exerçait au métier des armes, montrant ainsi qu'il se souciait de tout autre chose que de son art. Lors d'une rixe avec un jeune homme de ses amis qui jouait avec lui à la paume, après un échange de coups de raquettes, il saisit son arme et tua le jeune homme; lui-même fut blessé dans l'aventure. De très nombreux documents témoignent que Caravage tua Ranuccio Tomassoni da Terni, sur le Champ de Mars, le 6 mars 1606. Il s'enfuit de Rome, sans argent, et poursuivi, trouva refuge à Zagarolo, sous la protection du duc don Marzio Colonna, pour lequel il peignit un Christ à Emmaüs et une demi-figure de la Madeleine. Ces oeuvres sont aujourd'hui perdues. Il prit ensuite le chemin de Naples, ville où il trouva aussitôt à s'employer, car sa manière et son nom étaient déjà connus. Mais les choses empirèrent. Il tua à nouveau. Pas seulement une fois. Trois. Caravage est un assassin. Il est difficile de protéger un tel homme. Sa vie sera une fuite permanente.
VI- Un destructeur de l'art de la peinture
Sa vie délinquante ouvre la porte à toutes les justifications des critiques de l'époque. Les détracteurs sont nombreux. Les sources sont infinies. Nous avons trace de quantités de voix indignées, offusquées, de ceux qui ont détesté cette peinture-là. Un de ses pires détracteurs est Nicolas Poussin. Poussin régnait à Rome sur un cénacle épris de classicisme, un cénacle épris de cet admirable sens des proportions et du calme en art dont il était lui-même le grand prêtre.
Poussin se trouvant devant une toile du Caravage,
La Mort de la Vierge
Une approche de vérité qui a horrifié ses contemporains.
La mort de la Vierge a provoqué un scandale. On savait que son auteur avait tué, on savait que son âme était noire et par conséquent sa peinture devait être noire. C'est à propos de cette toile que l'on a beaucoup parlé du vérisme de Caravage. La Vierge est morte. Son corps en porte les marques. Le ventre, le torse, le visage bleuissent, gonflent. Les chevilles sont marquées par le raidissement cadavérique, une approche de vérité qui a horrifié ses contemporains.Toute en verticales qui tombent du plafond, cette oeuvre est indescriptible de douleur. Elle a été refusée. Aujourd'hui, justice lui a été rendue. Ce tableau est le chef-d'oeuvre de la galerie du Louvre avec, pour vis-à-vis, la Joconde. Les siècles passant, on a pu voir où étaient la force et la beauté.
, se mit à hurler, à vociférer: «Je ne regarde pas, c'est dégoûtant. Cet homme-là est venu sur terre pour détruire l'art de la peinture. Une peinture aussi vulgaire ne pouvait être faite que par un homme vulgaire. La laideur de ses peintures l'emmènera en enfer.» Ces phrases colleront à la peau de Caravage pendant très longtemps. Deux siècles durant, Caravage est oublié. Il fallut attendre l'exposition de Milan, en 1951, pour voir enfin, de par la confrontation des oeuvres, se révéler la complexité du visage de l'artiste.
Le scandale Caravage fait retentir des hurlements de toutes sortes ainsi que des cris d'admiration, des enthousiasmes débridés. Baglione, chroniqueur des plus précieux de la Rome pré-baroque nous dit: « Une tête de sa main se payait plus cher qu'une grande composition de ses rivaux, tant était grande l'importance de la ferveur publique.» Baglione ne peut s'empêcher d'ajouter avec une certaine malice: «...ferveur publique qui ne juge pas avec les yeux mais regarde avec les oreilles.»
Une «clique pro-Caravage», soigneusement entretenue autour du cardinal Del Monte, l'admirait sincèrement. Les jeunes peintres allaient le voir. De détracteurs en admirateurs, Caravage tentait de poursuivre sa carrière. Car il n'était pas que peintre, il était aussi homme. L'homme passionné, emporté, romanesque portait malheureusement crédit aux propos ulcérés de ses détracteurs.
VIII- Des débuts prometteurs
Caravage reçoit la commande d'un bouclier de parade pour une armure qui devait être offerte au Grand Duc de Toscane. Il peindra la
Tête de Méduse
Tête de Méduse-Florence, galerie des Offices
Le premier autoportrait d'un Caravage adolescent. Une des premières oeuvres connues de Caravage semble avoir été une commande. Faite pour le grand duc de Toscane, un aristocrate Romain, le cardinal del Monte (selon Bellori). La période précédente, maniériste, aimait les spectacles. Le 17ème les aimera encore, preuve en sont les carrousels que Louis XVI organisera à Versailles. A Florence, de tels carrousels s'organisaient également. Des armures et des costumes extravagants étaient alors créés pour des ballets hippiques dans lesquels le bon public se repaissait de luxe et de grandeur. Pour le grand duc de Toscane, travesti en Persée, on commanda un bouclier orné d'une tête de Méduse. La chevelure était formée de serpents furieux. Baglione reconnaît, dans la tête de Méduse, le premier autoportrait d'un Caravage adolescent. Il n'avait pas vingt ans. La facture est simple. L'effet est grand. La passion et la violence donnent un caractère angoissant à cette tête. Pour la première fois, Méduse fait peur. Le grand duc de Toscane a tant aimé son bouclier, qu'il l'a gardé. Il n'a probablement jamais su que cette oeuvre était de Michelangelo Merisi, que l'on appellerait un jour Caravage
respirant violence et passion.
Des oeuvres profanes marquent ses débuts. A cette époque, le public était lassé des grandes scènes mythologiques et des allégories du piétisme qui avaient marqué la fin de la période maniériste. Les amateurs d'art voulaient une peinture reposante. Les artistes ont inventé pour cette clientèle blasée une forme de pré-rousseauisme, un retour aux sentiments vrais et frais: la peinture de genre. Valentin vendait cela très bien.
Voilà ce que propose Caravage:
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Jeune garçon à la corbeille de fruits
Jeune garçon à la corbeille de fruits Rome, galerie BorghèseClair, évanescent, mondain, creux et élégant, le jeune homme dénude une épaule, ambiguïté appréciée. Un demi-sourire un peu asthmatique, de mise à cette époque.
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Jeune garçon mordu par un lézard
Jeune garçon mordu par un lézard - Londres, National GalleryUne angoisse universelle.
Le sujet est creux. Le rendu est dramatique à l'extrême. Beaucoup plus qu'une morsure, qu'une frayeur, c'est une angoisse universelle que vit ce jeune homme.
Ce sont jusqu'ici de petits tableaux, appelés tableautins. Le siècle en était friand pour meubler ses cimaises aux côtés des grandes compositions mythiques. A cette époque on mosaïquait ses murs de tableaux, cadres à cadres. Il fallait de petits tableaux pour meubler les vides. Caravage est dans le ton.
Bacchus.
Bacchus , Florence, galerie des OfficesCaravage s'est amusé avec l'héroïsme élégant qu'on lui demandait. Dans ce Bacchus, on peut admirer le drapé blanc, la nature morte, cette chair délibérément rose et moite. Il y a un géniede la métaphore. L'ivresse du jeune Bacchus est rendue avec un tout autre talent que dans les oeuvres précédentes. Le torse prodigieusement adroit, picturalement parlant, n'est pas héroïque. Regardez le raccourci du bras, la couleur, il est rougeaud notre Bacchus, le regard perdu à regarder les pampres qu'il n'est pas fait pour porter. Caravage s'est amusé avec l'héroïsme élégant qu'on lui demandait. Il y a dans ce tableau tout l'appareillage de ce qui devrait être le grand ton et la grande élégance. Le reste est à côtè. Un curieux vérisme, réalisme qu'au lieu de lui reconnaître, onlui reprochera. Un détail.
Je dirais que c'est le premier Caravage. Jusqu'alors, ses peintures s'inscrivaient dans une tradition relativement facile, avec un faire relativement sec. Caravage va chercher ses modèles dans le ruisseau, la lie de Rome. Lorsque le sujet est Bacchus, cela gêne un peu. Cela va gêner beaucoup lorsqu'il s'agira de Jésus. Il est important de constater que Caravage n'accepte pas ce bon ton à une époque et à un âge où il ne devrait pas se le permettre. Il devrait faire ce qu'on lui demande, être dans le ton et ensuite inventer quelque chose. Il s'y refuse. Ce refus entraînera une révolution à chaque tableau. Nous sommes bien loin d'une peinture de genre mais dans une peinture qui joue à une peinture de genre qui, à chaque fois, apporte un élément plus brutal, plus passionné. Il demandera à Valentin de le dispenser de ce genre de sujet. Caravage est en train de naître. Valentin s'en rend compte, lui en demande encore et encore. Dépité, il livre le
Petit Bacchus malade
Petit Bacchus malade, Rome, galerie Borghèse, ca. 1593 Il n'a pas été peint, comme on l'a cru au 19ème siècle, d'après un modèle qu'il aurait empoisonné pour le voir mourir, tout de même! Caravage a peut-être voulu montrer qu'il en avait assez de Bacchus. Il le fait agoniser.
IX- Des compositions plus vastes
Les figures seules, qui marquent la période d'apprentissage de Michelangelo Merisi vont être remplacées par des compositions plus vastes. Peintures à deux, à trois figures mais toujours sur des sujets légers:
La Diseuse de bonne aventure
La Diseuse de bonne aventure, Paris, Musèe du LouvreCe rayon de lumière sert essentiellement à lier le dialogue des deux personnages, le dialogue des deux regards.Au 16ème siècle, le thème de la diseuse de bonne aventure, de la bohémienne, de l'égyptienne était très à la mode. Il s'agissait d'une forme de moralité, d'une métaphore. Dans le jeune homme, il faut reconnaître l'image du fils prodigue égaré de sa famille, du fidèle égaré de son Eglise. Admirablement peinte, cette oeuvre n'a pas été comprise pour plusieurs raisons:- le fait de couper les personnages à mi-figure, c'est tellement plus joli lorsque l'on voit tout.
- le fait de les isoler, c'est tellement plus joli avec un paysage dans lequel l'artiste peut montrer sa virtuosité.
- la simplicité, la vulgarité du décor, le mur de chaux.
- la provenance irréaliste de la lumière.
- des accents étranges partant en diagonales, viennent de nulle part, pour arriver nulle part.
- la position illogique de la fenêtre. La critique a dit: «Il ne sait pas observer le réel». Il est de fait que Caravage, pour la première fois ici, utilise la lumière comme un signifiant. La lumière dessine la réalité, la souligne et l'exalte. Ce rayon de lumière sert essentiellement à lier le dialogue des deux personnages, le dialogue des deux regards. Elle définit le rapport entre les deux personnages. C'est divinement peint.
Le détail de la main de la bohémienne et de la main du fils prodigue le prouve. Remarquons que ce sont des mains du début, de jolies mains, encore un peu maniéristes. Nous allons voir à quelles sortes de mains plus tard, Caravage prêtera son pinceau.
. Là, est en train de naître, timidement encore, ce que sera la véritable recherche de Caravage sa vie durant: la recherche d'une lumière qui, née de nulle part, est une révélation d'origine divine. La peinture de cet homme-là n'est plus une peinture de genre, ni une peinture de clair-obscur mais une des peintures les plus mystiques qui soient. Cette lumière, d'origine divine dessine la réalité et aide à la compréhension de cette même réalité.
Corbeille de fruits
Corbeille de fruits, Milan, Pinacoteca AmbrosianaAudace d'appréhension d'un sujet quotidien. Ce tableau n'a d'autre sujet que de montrer l'habileté du peintre. Au lieu de la profusion hollandaise à laquelle on s'était habitué au 15ème siècle, nous voyons là une nature morte très simple, très concise, peu bavarde. Une corbeille, quelques pommes, quelques raisins dont le vérisme de la représentation montre des fruits tachés, habités par des vers, les feuilles trouées par les pucerons. Vie, mort, toujours présents, avec la hardiesse rare d'avoir supprimé toute anecdote dans le décor. Aucun prétexte qui ne vienne distraire l'oeil de l'implacable rendu du panier de fruits. Elle est peinte sur fond beige, sur fond d'or, comme une mosaïque byzantine. Audace supplémentaire, c'est le bas du tableau qui sert de table sur lequel est posé le panier. C'est une des visions les plus essentielles que l'on puisse avoir d'une corbeille de fruits. Peu nombreux seront les amateurs qui reconnaîtront cette vision nouvelle, cette audace d'appréhension d'un sujet quotidien.Matisse, bien plus tard, fera cela. On lui dira qu'il ne sait pas peindre. Ses critiques ne savaient sans doute pas que le Caravage l'avait fait deux siècles auparavant.
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Narcisse
Narcisse, Rome, Galleria Nazionale d'Arte Antica, Palazzo CorsiniBeaucoup plus qu'une peinture réaliste. Un mythe aimé et fréquemment représenté à cette époque. Mais très peu sont représentés avec une telle audace. Le tableau est coupé en son milieu ou à peu de choses près, avec une absolue symétrie entre Narcisse et son reflet. Le tableau pourrait se plier en deux et les deux moitiés se superposeraient parfaitement. Cette audace de composition a frappé les esprits.
. On sent que depuis le premier tableau de genre à celui-ci, il y a une volonté de faire autre chose. Le sujet est autre, la préhension de la réalité est autre, mais il y a encore là toute les séductions de la peinture de genre.
Caravage, très vite, réussit à gommer cela. Ses tableaux seront de moins en moins plaisants au sens propre du terme. De moins en moins de coups de hardiesse, pour le coup de hardiesse. De plus en plus, ce seront des tableaux essentiels. Caravage n'est plus l'industrieux tâcheron exploité par un galeriste, il est le protégé d'un cardinal. Cela l'aménera à la peinture religieuse.
X- Une peinture à vocation religieuse et profondément mystique
Le Repos pendant la fuite en Egypte
Repos pendant la fuite en Egypte - Rome, galerie Doria-PamphiliCaravage réinvente la vision iconographique traditionnelle. Beaucoup de «Repos pendant le fuite en Egypte» ont été peints depuis l'époque byzantine jusqu'au 16ème siècle où nous nous trouvons maintenant. Jamais comme celui-là. On peignait le Repos, non les mollets de l'ange. Dans un paysage romain, à droite, dans une demi-lumière qui semble venir de l'irradiation de l'ange se tiennent la Vierge endormie et l'enfant qui s'endort. A gauche, dans l'ombre, Joseph n'a qu'un rôle de figurant, celui de lutrin. Le véritable acteur est l'ange qui joue du violon et lit la partition que tient Joseph. L'ange est l'axe de la composition. Figure étourdissante dans ce camaïeu de bruns, seule tache blanche, avec le dynamisme de cette draperie qui joue de la musique, la représente et l'illustre. Si cette oeuvre est encore loin des grandes compositions que nous allons voir, elle est extrêmement importante car elle apporte un monde nouveau. Caravage réinvente la vision iconographique traditionnelle. L'ange est musical par son drapé remarquable, statique par son corps droit comme un javelot. Le rendu de la lumière cannée est magistralement peint. Précision, concision. Beaucoup plus qu'une peinture réaliste, c'est une peinture qui a une plénitude, une solidité qui frappe.
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Judith et Holopherne
Judith et Holopherne, Rome, palais BarberiniTout est mis en oeuvre, de façon géniale pour accentuer le caractère absurde du meurtre. Ce mythe est traité de manière effrayante. Nous sommes à une époque où ce genre d'effroi était parfaitement toléré. On n'est pas si loin de la Saint-Barthélemy. On avait le sang plus trempé qu'aujourd'hui. Que la lame pénètre délicatement dans le cou du moribond, qu'une frêle jeune fille tienne les accessoires, et que la suivante ait l'air d'une gorgone, ne gênait pas. On a goûté ce tableau à l'époque par le sens des drapés de la jupe et du lit. Les drapés donnent l'illusion du dynamisme. C'est par le drapé que le geste acquiert sa violence. La fragilité de l'épiderme de Judith met l'acte du meurtre, ce jet de sang, ces cris d'agonie, ce regard rivé, encore plus en évidence. Ce tableau est d'une admirable composition scénique.
Caravage laisse à Judith sa beauté mais en marque le second degré, l'horreur, dans le froncement des sourcils et dans cette concentration terrible du regard. Judith décolle la tête d'Holopherne sous le regard de la servante. Étonnante servante qui me parait être le chef-d'oeuvre de la composition avec une expression complètement fermée mais dans laquelle se lit une espèce de jouissance sadique ainsi qu'une surveillance attentive qui fait d'elle beaucoup plus un oiseau de proie ou un reptile qu'un être humain.Entre l'agonie, l'affreuse cicatrice d'Holopherne
et l'horrible regard de la vieille, Judith est tellement impavide de beauté que le contraste devient saisissant, comme entre l'ange et Joseph dans le «Repos pendant la fuite en Egypte». Belle tête de Judith, le sourcil à peine froncé, la lèvre humide de candeur et d'innocence. Candeur et innocence accentuées par l'orient d'une perle pure qui pend au lobe de l'oreille par un noeud de velours noir.Tout est mis en oeuvre, de façon remarquable, pour accentuer le caractère absurde du meurtre. Absurdité qui met en évidence son horreur.
. Caravage se cherche. Il a essayé le bucolique avec le «Repos pendant la fuite en Egypte», l'expressionnisme avec «Judith et Holopherne», le voici avec
Madeleine repentante
Madeleine repentante, Rome, galerie Doria-PamphiliMadeleine se referme sur elle-même, dans une méditation infiniment profonde.Dans ce tableau, la manière est classique, académique. Austérité et grandeur. Il reflète dans le monde profane ce qu'était Madeleine dans le monde sacré, une des saintes les plus fréquemment représentées dans la peinture baroque. Madeleine, telle l'Eglise apostolique, catholique et romaine, s'est parée d'or pour rejeter ensuite ses oripeaux et découvrir dans l'humilité de la nudité, la véritable introspection. L'Eglise est une Madeleine et Madeleine est à la mode. Elle se dépouille de ses ornements comme l'Eglise avait tenté de se dépouiller du surcroît des siens.
Sujet typique de la Contre-Réforme. La pécheresse, en vêtements mondains, abandonne la parure même de ses péchés: ses bijoux. Elle les a cassés et déposés à sa gauche, en formant une sublime nature morte, une «Vanité». Elle abandonne le vin de l'ivresse pour trouver dans la méditation une nouvelle ivresse, celle de l'approche de Dieu. Elle se referme sur elle-même, dans une formidable forme ovoïde, foetale, dans une méditation infiniment profonde, animée par l'étrange traitement de la lumière. Madeleine se prépare à une renaissance. Elle va accomplir une nouvelle naissance. Caravage est en train de naître.
Détail de ce tableau tellement admirable, la chaîne d'or, le rang de perles, une boucle d'oreille qui, très curieusement réapparaissent dans presque toutes ses oeuvres, telle une signature occulte. Baglione dit un peu méchamment que Caravage avait peint cette fiasque de vin afin de prouver à ses clients qu'il gardait son habileté de pinceau. Il y a une lumière interne dans ce vin qui en montre bien la force, qui montre mieux encore le sacrifice d'une Madeleine qui y renonce.
dans quelque chose de piétiste. C'est une méditation traitée de façon classique. Caravage découvre sa vocation, il peindra les grands mystères de notre foi, car il croit, au fond de lui-même, fondamentalement. Mais il se cherche.
Sainte Catherine d'Alexandrie
Sainte Catherine d'Alexandrie - Madrid, Collection ThyssenCes trois instruments, instruments de mort et instruments de salut, donnent à la sainte une forme de troisième dimension. Somptuosité de la parure, contre balancée par l'austérité silencieuse de la composition, très simple, très concise, qui marque cette position qu'est en train de définir Caravage contre la peinture à effets, sophistiquée, de ses confrères. Telle une gigantesque coupole, sainte Catherine, avec cette énorme robe de brocart, gris, bleu, or et argent, occupe toute la surface de la toile. Avec une habileté incroyable, Caravage laisse aux instruments de torture le soin de donner l'espace, la perspective. La roue définit l'espace, l'épée la perspective, la palme, l'éloignement. Ces trois instruments, instruments de mort et instruments de salut donnent à la sainte une forme de troisième dimension qui semblerait lui manquer par l'énorme aplat de sa robe.,
Saint Jérôme
Saint Jérôme, Rome, galerie BorghèseUn des memento mori les plus vivants créé par le baroque.
Au début du 17ème siècle, saint Jérôme est un sujet très prisé. Il s'agit de montrer le retour de la science aux lumières d'une nouvelle ferveur. Un sujet typiquement Contre-Réforme. Toutes les écoles, tous les peintres sont sollicités. Un saint, un crâne, emblèmes et symboles de la période baroque, célèbrent le Memento mori (Souviens-toi de ta mort). Le dialogue est intense. Un saint à gauche, un crâne à droite. Le visage de saint Jérôme, animé par l'étude, la lecture, en face un regard presque aussi vivant , le visage de mort osmose entre le lissé du crâne et le lissé du chef du saint.
Remarquons comme l'un tend vers l'autre . L'un par le regard de ses orbites vides, l'autre par ce bras que prolonge la nature morte du livre ouvert. Une horizontale extraordinairement dynamique les rapproche. Un des "memento mori" les plus vivants créé par le baroque. Caravage a peint l'homme vivant et le crâne mort de façon très hardie. La ressemblance est telle entre le crâne et la tête du saint que l'on sent le crâne sous le saint. Cette illusion fait que saint Jérôme semble avoir accepté l'idée de la mort. D'où cette soumission sereine que paraît indiquer tout son corps. Cette soumission, ce sacrifice sont admirablement soulignés par l'horizontale et la verticale de la table. Dans cette construction géométrique essentielle rien ne vient distraire l'oeil du spectateur.. Cette époque est déterminante. Il s'est défini. Il sait qu'il va peindre uniquement l'épopée christique. Il travaille son langage, son vocabulaire. Un aspect très typique de sa jeunesse, de sa première maturité, est qu'il éprouvera le besoin de régulièrement reprendre un sujet plusieurs fois. C'est à cette époque qu'il peindra un «David et Goliath» et pour aller plus loin, un second. Ce thème était très populaire à cette époque. «David et Goliath» étaient le plus souvent peints avec grandiloquence, en rose et bleu pâle si possible. C'est cela que l'on aimait. Dans sa recherche de ramener la peinture de la maniera à la vérité, voici ce que propose Caravage:
David avec la tête de Goliath
David avec la tête de Goliath , Vienne, Kunsthistorisches MuseumUn regard de sybille, de pythonisse. Sortant de la nuit, illuminé par un faisceau de lumière surnaturelle, David avance, le visage vidé par une vision divine. Un regard de sybille, de pythonisse. Tenant dans sa main la tête humaine, colossale de Goliath, David a l'air d'un mort en suspens. Goliath semble prêt à hurler sa colère et sa rage. Les deux visages appréhendés un peu de la même façon par la lumière forment un dialogue étourdissant. Retournement iconographique de la composition formidablement architecturée. David est frêle devant l'immensité de la tête de Goliath, marquant, dans toute l'horizontalité à laquelle Caravage a ramené les bras, les épaules et l'épée, une force contenue, déterminante. Le très beau visage de David, sculpté par cette lumière très violente, ombreuse, est caractéristique de son clair-obscur extrêmement tranché. Le vêtement, le drapé, est presque absurdement ciselé, trop violent. L'opposition du noir et du blanc donneà David une forme de présence, une armure. Probablement, Caravage jugea-t-il ce tableau à effets. Détail de la tête de David , de Goliath . La ceinture . Le passage du blanc à l¹ocre du vêtement.L'habileté technique, sa rapidité de pinceau. Il y a des traits de pinceau qui, isolés, annoncent ce que seront un Vélasquez, un Franz Hals. Liberté, bonheur de la touche.
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La seconde version
David et Goliath Rome, galerie BorghèseUn dialogue tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mortLes expressions de David et de la tête de Goliath deviennent plus problématiques, plus tendues. David a triomphé, mais triomphe-t-il vraiment? On sent en lui une douleur, une angoisse face à la mort, face au coup fatal qu'il vient de donner. Il ne triomphe plus du tout, comme dans la version de Vienne, et paraît presque perdu face à cette responsabilité de priver un être de vie. Une mélancolie tendue. Outrance du clair-obscur. Côté visionnaire dans le traitement du corps, délibérément déformé pour lui donner un aspect plus fragile encore. L'expression du visage reflète de la commisération, de la pitié. D'habitude, David triomphe. Là, il est sur le point de pleurer sur le geste qu'il vient d'accomplir. On remarque à quel point l'ensemble s'est épuré, simplifié. Tout est devenu plus hiéroglyphique. David n'a plus aucune des séductions de l'oeuvre précédente. Une tristesse méditative, dans une absence de décor, une nuit immense, et un dialogue plus tendu entre la juvénilité du vivant et la maturité du mort. On voit comme cette oeuvre suit et perfectionne l'oeuvre précédente. Le drapé noir et blanc est un des plus beaux que Caravage ait jamais peint.
Goliath n'est plus simplement un masque effrayant mais exprime une résignation étonnante comme s'il voulait montrer, au-delà de la mort, qu'il avait accepté la sienne. Le détail est si prenant que les historiens d'art veulent y reconnaître un autoportrait . Caravage s'est-il immortalisé sous les traits de Goliath, entre la douleur immense et le cri de révolte terrible de la Méduse furieuse? Une chose est certaine, ce visage, lorsqu'on l'a vu, lorsque l'on a pu capter son regard, on n'est pas prêt de l'oublier.
sera hallucinante. C'est en répétant ses sujets, en les traquant, les scrutant, les analysant que Caravage apprend à donner la pleine mesure de lui-même. Un des sujets préférés du peintre sera Saint Jean-Baptiste:
Cinq Saint Jean-Baptiste- Saint Jean-Baptiste, Rome, bibliothèque Capitoline. Un saint Jean-Baptiste ressemblant à un pâtre grec
. Une peinture plus sensuelle que religieuse, mondaine et encore très maniériste. Un tableau surprenant à mettre dans une sacristie.
- Saint Jean-Baptiste, Rome, Palazzo Corsini. Un homme de la rue plus âgé, plus humain, celui-ci est un homme de la rue avec des traits fermés, communs. L'échancrure de son vêtement a laissé des traces de bronzage. Cela a beaucoup choqué à l'époque.
- Saint Jean-BaptisteRome, galerie Borghèse. Un portrait ambigü. La séduction du corps du premier a été abandonnée mais, cette fois, le visage est étonnant. Une expression de vide parce qu'il semble n'avoir jamais été plein. Une stupeur au sens étymologique du terme, mais en même temps creux, prêt à résonner. Ce portrai est très ambigu. En dépit de son caractère commun, on sent un potentiel très marquant.
- Saint Jean-BaptisteKansas City, W.Rockhill Nelson Gallery of Art. Une sculpture de l'ombre et de la lumière L'héroïsme est plus marqué. La prise de possession de l'espaceplus déterminée, plus définie. L'ombre et la lumière jouent de façon telle que le visage accuse l'ambiguité du sentiment que reflète le saint. Le visage paraît paisible. Le jeu tranché du clair-obscur lui donne une grande violence. Une sculpture de l'ombre et de la lumière. On dit de ce tableau qu'il est le plus michelangelesque dans sa monumentalité. A l'opposé du génie épique de Michel-Ange, celui de Caravage, ici, est un génie de monumentalisme dans le silence le plus absolu. Oeuvre d'un total silence, d'une totale sérénité, en dépit du dramatisme de la lumière et du traitement de l'ombre.
- Saint Jean-Baptiste Bâle , Kunstmuseum
, il tentera de se dépasser.
Madone des pèlerins
Madone des pélerins ou Madone de Lorette, Rome, église Sant'AgostinoUne énorme ouverture d'amour, soulignée par la ferveur du couple de vieux pélerins du premier plan, empreints de simplicité et d'ingénuité divine.
La Vierge est chez elle. Jésus n'est plus le petit bébé de l'époque des rois mages. Il a grandi. Des pèlerins passent, veulent voir l'enfant qui est trop grand pour être dans les bras de sa mère. La Vierge veut dire qu'elle était comme cela le jour de la nativité. La pose est en contra posto, pose très commode avec un enfant trop lourd. Elle dit simplement : "Qui que tu sois, où que tu sois, comme que ce soit, frappe à ma porte, je te montrerai le Fils de Dieu". Une énorme ouverture d'amour, soulignée par la ferveur du couple de vieux pèlerins du premier plan, empreints de simplicité et d'ingénuité divine, tendus en avant par cet amour qui les touche à la vue de l'enfant. Les pélerins n'ont pas devant les yeux une vision bleutée comme souvent dans la peinture baroque. Ce mystère devient autre chose qu'un emblème, qu'une vision, il devient une réalité. Une oeuvre composée avec cette infinie simplicité et cette vérité essentielle qu'est le propre de la maturité du grand Caravage.
ou Madonne de Lorette. Cet homme, à qui l'on reproche de boire, de voler, de violer, de piller, d'assassiner, peint sans relâche.
Crucifiement de saint Pierre
Crucifiement de saint Pierre - Rome, église Santa Maria del PopoloPersonne n'a senti combien les reins du bourreau et la saletè de ses pieds exaltaient le sacrifice de celui qui allait mourir dans la mèdiocritè du quotidien. Deux gigantesques diagonales: celle du corps de Pierre, celle de la tension du bourreau. Cette oeuvre, bien que basée sur deux diagonales comme le veulent les canons de l'èpoque, provoqua un scandale. L'acteur principal est le bourreau, plus prècisèment, les fesses du bourreau. A cette audace, il faut ajouter que ses pieds sont sales. Personne n'a senti combien les reins du bourreau et la saleté de ses pieds exaltaient le sacrifice de celui qui allait mourir dans la médiocrité du quotidien. Combien, dans le visage de Pierre, on peut lire d'espoir et de désespoir!
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Conversion de saint Paul
Conversion de saint Paul - Rome, église Santa Maria del PopoloOn retrouve le symbole de l'oeuf et l'idée de re-naissance de la tradition chrétienne primitive. Paul, prêtre-garde du temple de Jérusalem, citoyen romain d'origine juive et persécuteur des premiers chrétiens, est frappé par la lumière divine sur le chemin de Damas.
Caravage réussit à donner l'illusion du miracle. C'est une lumière miraculeuse que le personnage reçoit. D'où vient-elle? De l'illumination phosphorescente de la panse du cheval? La lumière divine se brise sur le cheval pour mieux illuminer le personnage au sol. Comme dans le tableau de la Madeleine, la composition se referme en une forme ovoïde, soulignée par les bras de saint Paul. dia 102 R On retrouve le symbole de l'oeuf et l'idée de re-naissance de la tradition chrétienne primitive.
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XI-L'exil
Mise au tombeau,
Mise au tombeau - Rome, Pinacothéque Vaticane Nous sommes au fond du sépulcre et allons recevoir le corps du Christ, terriblement concernés par le sacrifice.Construite sur un rythme baroque d'une grande force, les personnages sont debout puis, de plus en plus penchés, enfin flèchis au point que le poids du Christ les emporte au fond du sépulcre, comme un poids miraculaire. Le cadavre bascule lourdement dans le tombeau. Il a de la matière, de la lourdeur, du poids. Une certaine rigidité commence à se manifester. C'est terrible, ce corps martyr déversé dans ce tombeau. Caravage nous situe non pas au-dessus de la scène ce qui nous permettrait une vision détachée, mais en-dessous, le sujet en contre-haut. Nous sommes au fond du sépulcre et allons recevoir le corps du Christ terriblement concernés par le sacrifice. Ici, Caravage devient un grand prédicateur par le poids qu'il accorde au corps mortel du Christ. Ce vérisme lui appartient en propre et il va poursuivre dans cette voie.
Caravage peint ce tableau les jours qui précèdent le meurtre qu'il va commettre. Lors d'une rixe à quatre contre quatre, pour une faute au jeu de la raquette, près de la demeure du cardinal del Monte, épaulé par Onorio Longo et par le capitaine Antonio Bolognese, Caravage est blessé mais tue Ranuccio Tommasoni de Terni. ( «Avvisi» di Roma, 31 mai 1606).
Il doit fuir Rome au moment où les commandes arrivent. Il se réfugié à Palestrina chez le prince Marzio Collona, beau-frère du marquis de Caravaggio. Le 6 octobre, il est à Naples. La période de l'exil commence. Tout est à recommencer. C'est à ce moment-là, privé de sa sécurité, de ses racines, de ses protections que Caravage va devenir un peintre bouleversant. Nous avons déjà vu des oeuvres bouleversantes, ce que nous allons découvrir dépasse tout.Selon Babioni, il aurait peint ce tableau très rapidement dans son exil à Palestrina pour se payer le passage pour Naples.
Madone du Rosaire
Madone du Rosaire, Vienne, Kunsthistorisches MuseumUne oeuvre très risquée et qui pourrait être ennuyeuse.
Caravage, qui aime les architectures gigantesques, s'est vu dicter l'ordre de représenter la Vierge offrant des rosaires à tous les représentants de l'Ordre du Rosaire de Naples. Une oeuvre très risquée et qui pourrait être ennuyeuse. Elle réussit à ne pas l'être, grâce à cette composition complètement infléchie par une diagonale sur la gauche. Diagonale révélée par les bras, les mains et les regards de tous les personnages, la Vierge n'étant plus qu'une comparse de l'oeuvre.
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Les sept oeuvres de Miséricorde
Les sept oeuvres de Miséricorde - Naples, église du Pio Monte della MisericordiaUn esprit très baroque du défi. Caravage, avec un esprit très baroque du défi, peint les sept oeuvres de miséricorde dans une même composition. Cela provoque un télescopage et c'est dans ce télescopage que l'oeuvre prend son étrangeté et se révèle à nous. Ce qu'elles peuvent avoir de disparate est uni par deux anges, merveilleux et tumultueux, tels des anges de Michel-Ange, mais avec une liberté de dessin déconcertante. Ces anges font le résumé, le tri de ces différentes oeuvres de charité. Détail.
. Nous avons évoqué les étapes principales, Milan, Rome, Naples. Toujours pour les mêmes raisons, Caravage doit fuir Naples et s'embarque pour Malte où on le retrouve peignant pour le compte du grand maître de l'Ordre qui, dit-on, l'y aurait fait entrer.
Portrait d'Alof de Wignacourt
Musée du Louvre - Paris
, Caravage est au faîte de son art.
La Décollation de Saint Jean-Baptiste
Décollation de Saint Jean-Baptiste, La Valette, Malte, cathédrale Saint-Jean Et le cri qui nous poursuit.
Un tableau de plus de 5 mètres de base, gigantesque, fait de vide et de silence. Jamais une décollation n'a été plus consciente que celle-ci. Rien. La nuit et les murs. La nuit et la pierre sur laquelle résonne l'écho de ce que Caravage nous montre. L'écho d'un plat que l'on porte, l'écho d'un cri qui est poussé, l'écho d'une angoisse qui s'installe. L'immensité de ce noir, de ces ténèbres est une menace plus fatale que la vengeance de Dieu. C'est l'horreur de l'assassinat dans cet anonymat de ténèbres colossales où le forfait se perpétue. Un rayon plus divin que jamais éclaire l'horreur de la décollation. On reconnaît à peine Salomé, à gauche, marquée de noir et de blanc, le bourreau, le saint avec simplement le rouge de son vêtement, le rouge de son sang. Et le cri qui nous poursuit. Une immense prison dans laquelle règne l'obscurité des murs aveugles à peine percés d'une fenêtre où deux prisonniers assistent à la scène et ce rayon qui miraculeusement illumine. Deux personnages penchés, le bourreau et Salomé, en fait deux bourreaux. L'intention de tuer pour l'une, et le geste qui tue pour l'autre. Leurs bras, traités de façon parallèle, expriment le dialogue entre ces deux êtres. Très curieusement, en habits du temps, un homme et une femme assistent, hébétés d'horreur. Saint Jean-Baptiste perd sa tête et le sang coule entre cette incroyable similitude chorégraphique des deux gestes.Détail
a été peinte alors qu'il vivait en paix sur l'île de Malte sous la protection des Chevaliers. C'est pour la cathédrale de la Valette qu'il peint ce tableau, une des versions les plus poignantes que l'on n'ait jamais peinte. Un thème usé, Salomé, Saint Jean-Baptiste, le dialogue de la femme et de la tête coupée a séduit les peintres, des premiers primitifs de l'époque romane jusqu'à Lucas Cranach, en période maniériste. Jamais ce sujet n'avait été traité de façon à la fois aussi souveraine et damnable. Baglione raconte qu'ayant outragé un chevalier, Caravage fut emprisonné, qu'il parvint à s'enfuir de Malte et à atteindre la Sicile où il s'établit à Palerme, effectuant des séjours à Messine et à Syracuse.
Résurrection de Lazare
Résurrection de Lazare - 1609 - Messine, Musée RégionalOn est abusé par le premier effet d'architecture de la diagonale jusqu'au moment où l'on découvre que la ligne importante est la verticale.La lumière justifie et donne existence au cadavre de Lazare. Mate sur le cadavre, elle brille sur les vivants. Le dialogue entre le corps mort et les vivants qui essaient de le relever devient dramatique. Tout est construit sur une grande diagonale mais si l'on s'approche, cette diagonale est contredite par l'absolue horizontalité du bras du Christ qui ordonne à Lazare de se lever. La verticale du corps du Christ devient la ligne de force la plus importante du tableau. On est abusé par le premier effet d'architecture de la diagonale jusqu'au moment où l'on découvre que la ligne importante est la verticale. Ce cheminement dans le langage est propre à son oeuvre. Un tableau de Caravage demande à être regardé, observé, étudié. Il ne se lit pas d'un seul coup, il faut entrer dans son monde. Un Caravage, cela se mérite.
Il n'a peint que la moitié inférieure du tableau. Nous pouvons sentir le poids dramatique que ce vide donne à la scène, l'oppression de ce vide sur cette résurrection, tel le doigt de Dieu. La ligne, le long du corps de Lazare, est soulignée et soutenue par la grande volute du personnage qui l'embrasse. Ces deux lignes préparent la révélation de la présence du Christ lui redonnant vie. La puissance et la dynamique de la verticalité du Christ, appuyée par la poutre solide du fond, les jambes dans la position de la marche, le bras à l'équerre, amènent Lazare d'une position horizontale à sa verticalité. La foule qui entoure la scène suit le mouvement de chute, puis de résurrection. Seul le Christ impose sa verticalité au travers de sa main qui donne la vie, et par là-même, exprime la volonté de Dieu.Ce tableau est beaucoup plus qu'admirablement composé. Il garde cette signification lourde que Caravage sait donner à ses compositions.
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Adoration des bergers,
Adoration des bergers - Messine, Musée Régional Jamais le miracle de Noël n'a été si justement peint. Le vide est également présent dans cette oeuvre. Il donne à la composition un silence merveilleusement sacré et souligne l'isolement froid dans lequel est né Jésus. Les bergers sont d'un côté. Perdus dans la réalité, isolés de tout, la Vierge et l'enfant sont émouvants. Jamais la Vierge n'a été aussi tendre et protectrice, jamais le miracle de Noël n'a été si justement peint. Les lignes de force de ce tableau sont extraordinairement architecturées. Celles du manteau, de l'épaule, des bras de la Vierge animent le tout et donnent une grande tendresse au groupe central. Cette diagonale est compensée par toute la série de verticales formée par les bergers. Verticale du front au genou du premier, verticale de l'épaule au mollet du deuxième, verticale du front au pied du troisième. Ce jeu des verticales permet à la diagonale formée par la Vierge de s'étaler avec majesté.
Caravage limite sa palette. Un camaïeu de bruns animé par un peu de bleu que l'on devine. Economie de moyens. Il invente le jeu de l'ombre et de la lumière. Jamais, chez lui, on ne verra la source lumineuse. La lumière vient du dehors, de très loin, de très haut. Cette lumière pourrait être le Doigt de Dieu ou la Volonté de Dieu.Cette lumière, dans la presque totale obscurité où sont plongées les oeuvres, anime et donne existence aux personnages importants. Ici, la Vierge et l'Enfant, la joue de la Vierge épuisée à laquelle semble s'apaiser l'Enfant, et cette main lasse qui tient le bébé. Chez Caravage, il y a ce privilège de la lumière qu'il réussit à capter comme aucun autre peintre ne l'avait jamais fait.
Caravage apprend que sa grâce est proche. De point en point, de palier en palier, nous avons découvert un Caravage de plus en plus empreint de ce mystère religieux qu'il peint et sait traduire avec toujours plus de ferveur.
Il a produit des oeuvres tellement ferventes, emplies d'un mysticisme des plus profonds et essentiels, il a témoigné d'un tel sens du sacré et surtout d'une telle compréhension du message christique, qu'en milieu romain il est pardonné. Tout heureux, il embarque pour Naples et omet de signaler sa présence, autrement dit, il est passager clandestin. On lui prend ses biens en gage de la traversée. Bêtement, il les défend en attaquant un marin. L'équipage lui tombe dessus. Il débarque blessé à Porto Ercole. Furieux et désespéré, il parcourt la plage sous la morsure du soleil, tentant de retrouver sur la mer le bateau qui emporte ses maigres affaires. Arrivé à midi, il est pris d'un accès de fièvre et se couche. Sans aucune aide humaine, en près de trois jours, il meurt comme il avait vécu, seul. C'était le 18 juillet.