Le Fayoum compte beaucoup de témoinages de la période gréco-romaine: ruines de l'Antique Karanis, celles de Dionysias et ces fameux portraits du Fayoum.
Etrange confrontation que celle des portraits du Fayoum, dispersés de par le monde entre musées et collections, et que rassemble ici, sous un même regard, l'image. Musée idéal que l'on parcourt de page en page, et qui bientôt nous attache au point que, au fil de la visite, des traits familiers déjà nous attendent, car c'est bien l'une des caractéristiques ambiguës de cet art que de multiplier des effigies qui, à vue hâtive, donnent très vite, trop vite, le sentiment du connu.
Est-il excessif de dire que ces êtres défunts ont délégué à leurs simulacres un pouvoir hypnotique, comme si, la vie disparue, se manifestait à travers la mince pellicule de la peinture une sorte d'appel, parfois de sommation, qui nous invite, qui nous oblige à la fois à voir et à nous voir ? Le Fayoum se situe au carrefour des grands axes du monde antique.
Pendant des siècles, inlassablement, les prêtres répétèrent pour chacun, sur chacun, ce mystère, chaque parole, chaque formule, chaque geste, chaque offrande, chaque onction, chaque amulette, contribuaient à l'avènement d'un dieu «resplendissant de vie». Or il n'est pas peu frappant de constater, dans l'accomplissement des rites, l'importance accordée à la tête, au visage, ou à leur substitut, le masque; il semble bien que les prêtres aient considéré les yeux, les narines, la bouche, comme les liens mêmes qui unissent l'individu aux forces cosmiques, aux dieux qui en sont la manifestation; car c'est aussi transfigurer le défunt que de le fondre au sein des forces vives qui animent l'univers, d'appeler en lui ces forces mêmes pour l'aider à gagner la douat.
Pour chacun, les cérémonies du retour à la vie se déroulaient en deux temps, la momification proprement dite et la mise au tombeau, et en deux lieux, la Tente de Purification et l'avant-cour de la tombe. Tout d'abord, le corps était «préparé» par les embaumeurs, là déjà, la tête était l'objet de soins extrêmes qui exigeaient des prêtres une connaissance parfaite du rituel. Avant même de traiter le corps, ils oignaient le visage pour le punfier.
Après que le corps eut été vidé et qu'il eut séjourné dans le natron, après qu'on l'eut enfermé. dans un premier suaire et qu'eurent été posés aux mains et aux pieds les doigtiers d'or, on procédait à la pose des bandelettes, en enveloppant d'abord la tête. Après un séjour de quelque soixante-dix jours dans la Tente de Purification, le défunt, passé à l'état de momie, était porté au tombeau; là, avant même de l'y descendre, un dernier rituel était célébré, plus important encore que le précédent peut-être, puisqu'il visait à « animer » la momie, à lui rendre, faculté par faculté, tous les pouvoirs d'un être à part entière. Le corps emmailloté, enfermé dans un cercuell anthropoïde, était dressé sur un terre-plein de sable (ce qui justifie la taille singulière des bases des sarcophages du Nouvel Empire et de Basse Epoque); après que les pleureuses se eurent longuement lamentées à ses pieds, comme pour le retenir sur terre, après que la grande et la petite djeret se furent détachées du groupe pour mimer l'affliction, la douleur d'Isis et de Nephthys, les cérémoniaires s'avançaient: à leur tête, le prêtre-sem, revêtu d'une peau de panthère, dirigeait le «jeu»; Le sarcophage, purifié par lustrations et par fumigations d'encens répétées, était enfin livré aux desservants.
Alors, le masque était oint d'huiles sacrées, et l'on apposait sur son front l'oeil même d'Horus, le tout-puissant oudjat; vivifié, le défunt ouvrait ses yeux, déliait tout son corps.
A l'encontre des dieux romains «qui n'ont plus d'oreilles», Isis sait entendre les prières qui lui sont adressées, et récompenser ceux qui la servent d'un coeur pur.
D'où la fascination qu'exercèrent les religions orientales, du culte d'Isis aux mystères de Mithra, voire au christianisme naissant: pour elles, la mort n'est pas une fin. Même pour un Romain, le royaume d'Osiris valait mieux que l'antre désolé où s'exerce la vindicte de Pluton: « il est une route en pente, qu'obscurcit l'ombre funébre de l'if; elle conduit, dans un silence que ne rompt aucune voix, à l'infernal séjour. Le Styx aux eaux mortes y exhale ses vapeurs, et par là descendent les ombres des morts récents, les spectres en règle avec le tombeau. La pâleur et le froid étendent leur empire sur ces lieux désolés ...».
Pour l'Egyptien, la mort est un avènement; pour le Romain qui n'a pas cherché le réconfort dans d'autres métaphysiques, dans d'autres mythes que les siens, elle est injuste.
Les temples des divinités orientales ne désemplirent donc plus; on s'en inquiéta, puis on s'en indigna: Juvénal stigmatise les bigotes, sectaires d'Isis, qui, pour obéir au rite, vont en plein hiver casser la glace du Tibre et se plonger par trois fois dans une eau sale qu'elles veulent croire lustrale!
C'en était trop! Les défenseurs de la vertu prirent peur; peur surtout que les âmes de leurs grands hommes n'aillent peupler quelque vâna exotique, quelque paradis perdu. On s'efforça donc au cours du Ier siécle de notre ère de raviver les coutumes ancestrales, de rendre aux Romains des honneurs de Romains.
Le déroulement des funérailles obéissait à un rituel précis: à l'instant même du décès, la famille, les proches, les gens de maison parcouraient le domaine entier en criant son nom. Puis on procédait à la toilette du corps, à sa purification, parfois à un embaumement rudimentaire. Les usages romains paraissent donc calqués sur ceux de la Grèce classique à Athènes aussi, le défunt était exposé dans le vestibule de sa maison, vêtu de blanc, le visage découvert ; le Grec et le Romain avaient une attitude fondamentalement différente face à la mort: le Grec honorait ses défunts, le Romain les célèbre. La participation de tous au deuil de la gens, l'exposition du corps au forum, la lecture publique de l'éloge funébre en témoignent.
A Rome, ce n'est pas l'apothéose du défunt que l'on célèbre, sa fusion avec les dieux comme en Egypte, mais sa grandeur terrestre, ses vertus, ses mérites; la valeur seule assure l'immortalité.
L'imago était moulée sur le visage même du défunt, peinte au naturel par un polinctor spécialisé, garnie d'yeux incrustés et de faux cheveux. On l'exposait au côté du corps pendant la conclamatio, elle accompagnait le convoi jusqu'au tombeau; au forum, elle se substituait même à la dépouille, puisque l'orateur lui adressait, comme à un être à part entière, sa laudatio. Elle trouvait place enfin dans l'atrium parmi les ancêtres, et on lui consacrait une tablette de bois, le tabulinum, sur laquelle était inscrite la copie, ou le résumé de l'éloge funèbre. Mais le rôle de l'effigie ne se limitait pas à la célébration du disparu: les imagines participaient, tout comme les génies domestiques, à la vie de la gens. Aux funérailles d'un membre de la famille, on les sortait de leur naos, on les assoclalt aux cérémonies;
Pourtant, il y a quelque soixante ans, Petrie, examinant de près les momies qu'il venait d'exhumer à Hawara, fit d'étranges constatations: les cartonnages qui les abritaient étaient marqués de cicatrices , ici, une profonde éraflure longitudinale, comme si la momie avait subi un choc alors qu'elle était placée debout; là, au niveau du mollet, un graffito malhabile, un bonhomme comme en dessinent les enfants ; là encore, des traces de mouillure sur l'enduit dues, semble-t-il, aux intempéries. Et encore des taches, des éclaboussures, et même des chiures de mouche, que l'on ne décèle jamals sur un objet qui, enfermé dans son caveau sitôt achevé, est donc protégé de toute agression extérieure.
Petrie émit l'hypothèse que les Romains d'Egypte avaient substitué aux imagines majorum les majores eux-mêmes, et que c'est à la momie qu'étaient rendus les cultes domestiques. Si déconcertante qu'elle paraisse de prime abord, l'hypothèse est vraisemblable : pour le Romain, l'imago était un simulacre, ne peut-on imaginer que les colons d'Egypte, 3 qui n'étaient certes pas initiés à tous les mystères du rituel égyptien, aient assimilé les momies que leur remettaient les embaumeurs, gainées dans leurs étuis peints de couleurs vives, aux bustes de la métropole ? C'est d'autant plus probable qu'on mit au jour à quelques années de là dans la concession allemande d'Abousir el-Melek des sarcophages d'un type inédit: les momies, revêtues de cartonnages anthropoïdes, étaient enfermées dans des naos, dans des armoires de bois munies de portes double battant, d'où le nom de Schranksarge que leur donnèrent les découvreurs.
Il faut donc admettre avec Petrie que les portraits du Fayoum, indissociables du défunt dont ils célébraient les traits, des bandelettes, du cartonnage et du Sarcophage, participaient d'un culte domestique des imagines ; mais le sens profond en avait évolué au contact de l'Egypte, au point que le corps, magnifié par la puissance magique de son enveloppe, s'était substitué à l'image.
Est-on sûr que les Romains du Fayoum célébraient encore leurs mânes ? Un portrait du Musée du Caire, L'Ecolière, en apporte la preuve; en fait, il s'agit moins d'un portrait que d'un autel: l'effigie de la jeune fille, en tondo cerclé d'une guirlande, est encastrée dans un édicule de bois peint soutenu par deux minces colonnettes; sur la base sont peintes les offrandes rituelles, bouquets de fleurs, paniers de fruits, une amphore et deux canthares. Un tel objet ne saurait être placé sur le visage d'une momie; à lui seul, l'autel de L'Ecoliére nous assure donc de la survivance du jus imaginum dans l'Egypte impériale. Voilà éclairé du même coup le mystérieux Tondo des deux Frères du Musée du Caire: sur un panneau circulaire sont représentés côte à côte, épaule contre épaule, deux jeunes hommes flanqués des effigies en camaïeu de divinités gréco-égyptiennes, Hermanubis Psychopompe et Osirantinoos, Antinous déifié. Si l'on persiste à croire que les portraits du Fayoum ne furent que des masques funéraires, le tondo est inexplicable; on ne saurait imaginer en effet une double momie à masque unique, un sarcophage abritant deux corps conjoints. Si par contre on admet que les portraits furent aussi des imagines, qu'on les célébrait comme telles, le mystère se dissipe: il s'agit de l'un de ces clipei dont Pline fait mention, de l'un de ces médaillons que l'on substituait parfois aux masques traditionnels, pour leur rendre les mêmes devoirs.
Au Fayoum, et dans toute l'Egypte romaine, le portrait a donc connu plus qu'une évolution, une mutation: de tradition romaine, il fut introduit en Egypte par les colons; on le vénérait dans les demeures patriciennes ou bourgeoises au même titre que le clipeus à Rome. Mais le mystère des religions égyptiennes exerça sur les Méditerranéens une telle fascination qu'ils se risquèrent bientôt à confier leurs morts à Osiris, à implorer pour eux la grâce d'une résurrection dont leur religion avait tu la grandeur. Romains cependant, ils gardèrent de leurs usages ce respect de la ressemblance, de la vera effigies, qui les amena à remplacer le masque à l'égyptienne par le clipeus, par l'imago sacrée. Mais on ne confie pas ses mânes à la terre; ils étendirent donc le culte de l'image à la momie entière.
Or tous les portraits ont été retrouvés dans les tombeaux. Nous savons que le rituel égyptien exigeait que le, corps soit confié à sa «demeure d'éternité ». A un moment donné, sans qu'il soit posslble dans l'état actuel de nos connaissances d'en fixer le terme exact, le rituel osirien reprenait ses droits, et les corps étaient descendus au caveau. Voilà pourquoi on mit au jour à Hawara, à Akhmîm, des chambres funéraires qui abritaient, au grand étonnement des fouilleurs, des momies d'une même famille, mais souvent de générations différentes, sans qu'on puisse jamals déceler à l'entrée du puits la moindre trace de réouver ture. Voilà aussi pourquol Petrie eut la surprise de découvrir dans une même fondation deux momies qui, étude faite de leurs bijoux et de leurs coiffures, furent datées l'une du règne de Trajan et l'autre de celui de Commode à près d'un siécle de là.
De prime abord, on serait tenté de pencher pour la seconde hypothèse: tous ces portraits, somme toute, appartiennent au domaine de la mort, qu'ils aient été conçus comme masques funéraires ou comme imagines. L'usage de Rome voulant que l'empreinte soit prise sur le visage quelques heures aprés le décès, on voit mal les Romains d'Egypte faire appel aux peintres de leur vivant déjà.
Et pourtant, ces portraits respirent une telle vie, une telle acuité qu'il paraît impossible, tout intuitivement, qu'un peintre, si génial soit-il, réussisse, confronté à un visage éteint, à animer à ce point un regard, à faire naître un sourire, à froncer imperceptiblement un sourcil, à infléchir un cou sur l'épaule.
Un dernier argument paraît décisif: si les portraits avalent été peints pour les funérailles, il faudrait, en toute logique, que les modèles aient été représentés tels que la mort les a saisis. On n'a pasjugé bon jusqu'ici de procéder à l'examen systématique des momies gréco-romaines; mais certaines ont trahi à la radiographie d'étranges secrets: la Ny Carlsberg Glyptothek de Copenhague possède l'un des plus beaux portraits de Hawara, l'un des plus anciens aussi, daté du règne de Vespasien: un homme énergique, dans la force de l'âge, au visage solidement charpenté, intelligent et sensuel à la fois. Or les rayons X ont révélé sous les bandelettes et les suaires le corps d'un vieillard, d'un octogénaire aux cheveux rares, aux articulations nouées, au dos voûté, aux dents usées; le portrait avait donc été peint quelque quarante ans avant le décès de son modèle. De même le Demetrios de l'Art Museum de Brooklyn , l'un des portraits de période flavienne les plus incisifs: on donnerait quarante-cinq ans au modèle, alors qu'une inscription tracée sur le premier linceul nous apprend qu'il «quitta la vie à l'âge de quatre-vingt-neuf ans». On sait les Romains d'Egypte trop épris de vraisemblance pour se rallier au «portrait idéal»; dans les deux cas donc, l'image avait été peinte bien avant la mort de son commanditaire.
Mais ne croyons pas pour autant que les portraits du Fayoum étaient oeuvres profanes, pièces de circonstance; Pline l'Ancien a bien montré de quelle vénération on entourait l'effigie des siens, de leur vivant déjà.
Image de vie, le portrait du Fayoum est aussi un défi à l'éternité.
En dégageant les portraits des bandelettes et des suaires qui les emprisonnaient, on s'aperçut que nombre d'entre eux avaient conservé tout ou une partie de leur cadre d'origine: baguettes de bois peint, bourrelets de stuc parfois dorés, enrichis de motifs de lierre et de vigne, ou plus simplement larges bordures pourpres ou ocres peintes à même le panneau. Un portrait de Worcester garde encore son cadre complet: de format rectangulaire, il est bordé d'un liseré tracé au pinceau, enrichi d'une guirlande de petites perles.
Pour être adaptés sur la momie, pour occuper la place qu'on leur réservait, la plupart des portraits ont été transformés: lorsqu'ils étaient trop grands, on les rognait, et trop petits, on les élargissait en quelques coups de pinceau hâtifs posés à même le suaire. Le format carré ou le tondo, s'inscrivant mal à l'emplacement du visage, on sciait les coins supérieurs, on rabotait les côtés, pour donner au panneau la forme caractéristique d'une stèle allongée. Si le portrait se brisait à être ainsi manipulé, on le restaurait grossièrement au moyen de joints de toile trempés dans un gesso clair et encollés.
En outre, des impératifs religieux pouvaient amener, semble-t-il, à remanier le portrait: l'un des plus beaux panneaux Hawara, un patricien au visage alourdi, mais transfiguré par le pinceau d'un artiste de qualité, a été littéralement «réhabillé»; son vêtement, peut-être jugé inconvenant à sa mort, a été recouvert d'une épaisse couche de peinture blanche, sans que l'exécutant ait pris la moindre peine d'en modeler la matière. La belle jeune fille d'antinoopolis dont le cou est comme nimbé d'or a été maltraitée elle aussi: en l'examinant aux rayons X, on s'est aperçu que ce brouillard précieux, évocation maladroite d'un collier-ousekh peut-être, recouvrait une premiére parure, un collier de chien composé de plusieurs rangs de disques d'or. On est en droit de penser dès lors que nombre des bijoux, des couronnes rituelles qui ceignent les fronts des défunts, ont été ajoutés au moment des funérailles, comme pour exalter leur nouvelle divinité.
Notons encore que toutes les modifications relevées, que toutes les interventions ont été exécutées avec la dernière brutalité rapidement, grossièrement, et qu'elles témoignent d'une parfaite désinvolture à l'égard des originaux. Il est même arrivé que certains portraits abîmés, brisés ou délaissés, le modèle étant mort sans que l'on juge nécessaire de déposer son imago sur la momie, soient réemployés: le Musée de Dresde possède un panneau dont le recto est occupé par l'effigie à l'encaustique d'une femme que l'on peut dater de la fin du Ier ou du IIe siècle ap J.-C., alors qu'au verso figure un homme peint à la tempera dans la seconde moitié du IIIe siécle, portrait médiocre par ailleurs.
On peut se demander si les portraits du Fayoum ne posent pas une question fondamentale, que l'histoire de l'art trop souvent écartée. Etudier la découverte des nécropoles, suivre à la trace l'étrange destinée de ces panneaux peints, les grouper sous la dénomination d'«art du Fayoum», les situer dans le temps, analyser leurs rapports avec d'autres civilisations, d'autres bassins culturels, établir une chronologie, est une chose. C'est d'abord le souci, historique, de restituer le passé qui domine. Les faits établis au crible de la critique aboutissent à une connaissance de caractère essentiellement scientifique; connaissance dont il faut néanmoins reconnaître les limites. On pourrait en effet imaginer que les portraits du Fayoum, réétudiés à la lumière de sources nouvelles, exhaustives, cessent définitivement de faire problème, que toutes les questions de provenance, d'attribution, d'influence, soient enfin résolues. A quoi serions-nous conduits ? A nous trouver en présence d'un corpus d'oeuvres et de faits aussi irréfutables les uns que les autres; mais ce seraint encore des faits. Et même si l'on parvenait à les définir en fonction des croyances, des rites, de leur rôle spécifique, nous serions toujours confrontés à des faits.
Or il y a bien plus, nous le sentons: on se plaît à évoquer l'actualité des portraits du Fayoum. Mais gardons-nous de l'équivoque: il ne s'agit pas seulement de la redécouverte d'un domaine longtemps tenu pour secondaire, en marge des arts majeurs -- l'art égyptien, l'art grec, l'art romain --, ni même de réhabilitation, comme si, à explorer ces marges, on finissait par atteindre l'ensemble d'un champ de connaissances jugé définitif. L'actualité se situe ailleurs, elle doit être comprise autrement que par rapport à ce qui est cerné par les connaissances traditionnelles. Si nous nous adressons aux portraits du Fayoum, c'est que nous avons établi avec eux un dialogue nouveau, que nous avons découvert en eux quelque chose que ne révèlent pas les expressions artistiques classiques dont nous croyions, il n'y a pas si longtemps, qu'elles constituaient l'essentiel de notre passé. Ce passé même se transforme à la mesure de nos propres mutations, à la mesure de nos propres interrogations. C'est dans cette perspective que s'inscrit, me semble-t-il, l'attirance nouvelle que nous éprouvons pour des expressions qui, hors de la voie royale des grands arts, nous révèlent nos propres doutes, ces interrogations que nous subissons et que nous avons peine à formuler, ou même que nous nous défendons de formuler, comme s'il était indécent de mettre en question ce que nous avons nous-mêmes forgé.
A guelques rares exceptions près, et quelle que soit l'essence choisie, le bois a été travaillé de manière à ce que les veines suivent verticalement la surface à peindre. On peut imaginer que ce parti facilitait la mise en place du portrait sur la face bombée de la momie.
Quelques rares portraits furent brossés à même le bois; mais la surface à peindre était plus souvent recouverte d'un enduit blanc de texture lisse et serrée, parfois teinté par adjonction de pigments noirs ou bleus. Cet enduit était composé dans la plupart des cas étudiés de sulfate de calcium, soit de plâtre, auquel on ajoutait en quantité variable un liant albuminoïde. Il s'agit donc d'un gesso. Le gesso était connu des Egyptiens depuis la plus haute antiquité, puisqu'on l'a identifié pour la première fois dans les appartements funéraires du roi Djéser à Sakkara, scellant aux parois les éléments de faïence bleue qui les décorent, statues et statuettes de l'Ancien, du Moyen et du Nouvel Empire étaient recouvertes du même gesso avant d'être polychromées. Les peintres du Nouvel Empire n'en varièrent pas la formule pour préparer les parois des tombes qu'ils avaient à décorer. A l'époque ptolémaïque et romaine encore, les masques funéraires plastiques étaient faits de gesso moulé, ou plus rarement modelé sur une âme de papyrus ou de chiffons encollés. Le bois soigneusement poli, recouvert d'une couche de gesso que l'on avait laissé sécher, puis lissé, était prêt à être peint. L'artiste traçait alors en quelques traits de pinceau une esquisse rapide de son modèle, en noir ou à l'ocre rouge. Certaines de ces esquisses, premier jet de la création, ont été retrouvées au dos même des panneaux.
Dès les premières dynasties, les médiums privilegiés furent l'eau additionnée de gomme, de colle albuminoïde ou d'albumine pure, le blanc d'oeuf le plus souvent (technique de la tempera), et la cire « composée », soit enrichie de résines ductiles (technique de l'encaustique).
Jusqu'à la fin du IIe siècle ap. J.-C., on préféra à la tempera l'encaustique, plus souple, plus riche aussi, qui permettait de faire chanter des couleurs brillantes, d'exalter une ligne sinueuse, un modelé délicat. En dépit des commentaires de Pline, la technique de l'encaustique pose encore aux commentateurs modernes de nombreux problèmes : en soi, le procédé est simple, puisqu'il ne se distingue de la tempera que par le choix du liant, la cire au lieu de l'eau. Selon Pline, les pigments auraient été mélangés à de la cera punica, puis appliqués à chaud. Le travail achevé, la cire solidifiée, on aurait passé délicatement sur le panneau un instrument de métal chauffé, une plaque de bronze semble-t-il, qui, provoquant le ramollisement du liant, aurait permis d'obtenir l'inimitable fondu propre aux oeuvres des maîtres. La peinture à l'encaustique fut illustrée par Pausias, le rival d'Apelle;mais les chroniques n'ont pas retenu le nom de son inventeur:Ceris pingere, ac picturam inurere quis excogitaverit non constat.
Ce procédé, souvent expérimenté dès le XVIIIe siècle, n'a jamais donné que des résultats catastrophiques. On est donc en droit de supposer que les exégètes de l'Histoire naturelle ont mal interprété le texte original. L'un des spécialistes les plus éminents des techniques de l'antiquité, Philippe de Tubières, comte de Caylus, qui présenta en 1755 son Mémoire sur la Peinture à l'Encaustique et sur la Peinture à la Cire à l'Académie des Belles-Lettres fut le premler à traduire picturam inurere non par «brûler la peinture», ou «passer la peinture au fer », mais par «fixer la peinture en la chauffant». Il tenta l'expérience, et frôla le désastre! Les termes urere et inurere s'appliqueraient donc au médium, à la cire même, plutôt qu'à l'oeuvre achevée. Pline rapporte en effet que la cera punica s'obtenait avec de la cire d'abeille plusieurs fois usta, «brûlée», c'est-à-dire bouillie avec adjonction d'eau de mer enrichie de carbonate de sodium, de natron. L'opération permettait d'éliminer les impuretés de la cire vierge, de la blanchir et de la rendre souple au pinceau. Exposée aux rayons du soleil puis de la lune, elle gagnait, à en croire l'auteur, une stabilité à l'épreuve des agressions atmosphériques. L'usage de la cire d'abeille en peinture était connu des Egyptiens au Nouvel Empire déjà, puisqu'on en a trouvé trace sur les parois de huit tombes des nécropoles thébaines remontant à la XVII" dynastie, aux règnes d'Aménophis Ier à Aménophis II. Rarement mélangée aux pigments, elle était étendue sur l'oeuvre achevée, comme un vernis, pour aviver les couleurs et protéger la surface peinte; ainsi dans l'hypogée de Séthi Ier, et sur certains pavements ornementaux des palais de Tell elAmarna. En qualité de liant, on ne l'a guère identifiée que sur le sarcophage en granit rouge de Ramsès III où, mélangée à de l'ocre jaune, elle emplissait les hiéroglyphes incisés, et incidemment sur le buste polychromé de la reine Nefertiti. Les Egyptiens savaient sans doute que la cire pure, si intense soit le pigment avec lequel on la pétrit, s'opacifie avec le temps et tourne au blanc plombé; les inscriptions d'un coffret découvert par Carter dans la tombe de Tout-ankh-Amon, enrichies de cire et de poudre de lapis-lazuli, sont aujourd'hui presque illisibles. En livrant certains portraits du Fayoum à l'analyse de laboratoire, on a pu douter que la cire d'abeille ait été la base de la cera punica : les experts ont constaté en effet que le degré de fusion de la matière prélevée était beaucoup plus élevé que celui du produit brut. Sans réfuter le résultat de l'analyse, on admet cependant que le traitement à l'eau de mer et au natron, et surtout que l'ancienneté des matières étudiées sont seuls responsables des modificafions relevées.
Dès les premières décennies du IIIe siècle ap. J.-C., les artistes superposèrent les deux techniques: les portraits étaint peints à la tempera, puis recouverts d'un film de cire. Les pigments fragiles étaiént ainsi protégés, les couleurs exaltées, tout en respectant le graphisme incisif propre à la tempera.
Un examen attentif des portraits révèle aussi l'emploi conjugué des deux techniques : le peintre avait recours à la tempera pour les fonds, hardiment hachurés, pour les vêtements, traités à larges coups de brosse, l'encaustique étant réservée au visage, qui exigeait plus de fini, et surtout ce modelé délicat que l'on obtenait par petites touches fondues, en valeurs décroissantes d'ocre claire. L'étude des portraits en lumière frisante révèle combien l'artiste était attentif à souligner de son pinceau la structure du visage, à rendre par empâtements la rondeur d'un cou, la saillie d'une pommette, la plénitude d'un menton.
Sur les portraits les plus précieux, la parure, les bijoux, la chevelure parfois étaient traités en léger relief: l'artiste levait le champ en modelant le gesso, ou en façonnant diadèmes, boucles d'oreilles et colliers avec de la cire. Ces éléments privilégiés étaient recouverts d'une feuille d'or collée au blanc d'oeuf dont l'épaisseur varie entre 0,09 et 0,02 millimètres. Certaines des feuilles examinées ne dépassent pas 0,001 millimètre!
Selon toute vraisemblance, le matériel de l'artiste se limitait aux pinceaux et aux brosses d'épaisseur variable. L'examen macro-photographique des portraits fait douter de l'usage de la spatule; les empâtements que l'on distingue en lumière frisante paraissent dûs à un grattoir, ou plus simplement à l'extrémité supérieure du pinceau.
On reconnaît aujourd'hui que les portraits du Fayoum furent peints sur chevalet, en position verticale, car l'observateur attentif peut déceler sur la plupart d'entre eux des gouttes, des coulures parfois, toujours orientées vers le bas du panneau. Nous ne savons rien du chevalet des peintres hellénistiques et romains, Pline n'en parle que sous le nom, bien peu explicite, de machina. Grâce à un relief du mastaba de Mererouka à Sakkara, nous connaissons par contre le chevalet des maîtres égyptiens de l'Ancien Empire: le défunt assis, calame et godet en main, parachève une composition qui groupe les trois saisons de l'année akhet, peret et chemou, le tableau est posé sur une selle de bois dont une tirette à crans permet de régler l'inclinaison. C'est sans doute la plus ancienne représentation d'un artiste à l'oeuvre qui nous soit parvenue.