.
Ces commentaires comme l'indique son auteur présentent souvent un caractère assez général, intéressant l'ensemble des théories picturales chinoises, elles peuvent être abordées en dehors du contexte particulier de Shitao, comme autant de courtes monographies indépendantes; un double index (index des thèmes traités et des termes analysés) permettra éventuellement au lecteur de les consulter isolément au gré de son intérêt ou de ses besoins. Ces notes s'appuient sur un assez grand nombre de citations empruntées à des traités chinois d'esthétique, d'auteurs différents et de périodes variées.
Dans la plus haute Antiquité
[1]
La plus haute Antiquité: il s'agit de cet état de Nature, antérieur à l'Histoire et à tout phénomène de civilisation, tel que le décrivent les Taoïstes, lorsque l'unité primordiale et la spontanéité absolue n'avaient pas encore été entamées ni gauchies par l'organisation sociale et politique, les arts et tous les autres phénomènes de culture
, il n'y avait pas de règles
[2];
Règles: ce terme est constamment employé par Shitao, et à des niveaux différents; il s'agit tantôt d'un concept abstrait, de caractère absolu, la Règle par excellence, et tantôt des diverses méthodes techniques concrètes de mise en oeuvre.
la Suprême Simplicité ne s'était pas encore divisée.
Dès que la Suprême Simplicité
[3]
La Suprême Simplicité : expression taoïste. Le sens originel du mot est celui d'un bloc de bois brut, non taillé ; simplicité absolue, c'est-à-dire pure virtualité, contenant tous les possibles, sans s'être encore mutilée pour devenir l'expression limitée et spécialisée de l'un d'eux. Zhuang Zi nous décrit par exemple comment Lie Zi procéda pour reconquérir cet état d'unité et de simplicité primordiales : «Trois années durant, il s'enferma, faisant des besognes ménagères pour sa femme, et servant la nourriture aux cochons comme il l'aurait servie à des hommes; il se fit indifférent à tout, et élimina tout ornement pour recouvrer la simplicité.» Lao Zi définit ainsi la nature et les pouvoirs de cet état : «La Voie dans sa permanence reste innommée, et le plus infime de sa simplicité est plus vaste encore que tout l'Univers.» «...Je contrôle (les dix mille êtres) par le moyen de la simplicité élémentaire de l'Innommé. Dans la simplicité élémentaire de l'Innommé, il n'y a pas place pour les désirs; dans cette absence de désir, tout est paix, et l'Univers marche de soi-même dans la Rectitude.»
se divise, la règle s'établit
[4].
Dès que la Suprême Simplicité se divise, la règle s'établit. De nouveau, l'origine de cette proposition est taoïste : pour Lao Zi, «quand la Simplicité se divise, elle devient outil, et le Saint qui s'en sert, gouverne les hommes.»
L'image concrète que suggèrent les termes et est celle du bloc de bois brut matière première dont on viole l'intégrité en le taillant, pour en faire un ustensile particulier; la virtualité pure devient acte, c'est-à-dire que tout à la fois elle perd sa spontanéité et son unicité universelle, et gagne une destination fonctionnelle précise, comportant un mode d'emploi, et donc une codification. Zhuang Zi reprend la même notion mais en insistant plus explicitement sur l'aspect négatif et destructeur de cette transformation ; notons que le terme «ustensile» ou «récipient» a par lui-même une certaine connotation péjorative, ainsi dans l'aphorisme fameux de Confucius «l'homme de bien n'est pas un ustensile» , c'est-à-dire que ses aptitudes ne sont pas enfermées dans les limites exclusives d'un certain usage spécialisé, et que sa réceptivité n'est pas, comme celle d'un pot, limitée à une certaine capacité ou contenance déterminée. Tout le chapitre «Ma Ti» de Zhuang Zi est un réquisitoire philosophique contre la civilisation, qui est présentée comme une violence contre nature : l'état de nature disparu, l'état de civilisation se montre comme étant le règne de l'artifice : artifice des règles morales, des règles sociales, esthétiques, etc.
Ce que nous connaissons de la pensée taoïste à travers les textes de Lao Zi et Zhuang Zi représente dans une large mesure l'application de cette pensée au problème de la Politique; l'essai de Shitao, lui, pourrait être considéré comme une autre application de ces mêmes prémisses philosophiques fondamentales, mais dans le domaine de l'Art. Politique ou esthétique, ce sont là tous phénomènes d'une humanité en quelque sorte déchue c'est-à-dire qu'ayant perdu la Spontanéité, ses diverses manifestations ne peuvent plus se réaliser qu'à travers l'appareil de divers ensembles de règles; ces règles se présentent au vulgaire comme un formalisme limitatif et subi; mais il appartient au Saint - qu'il soit le Souverain véritable ou le Peintre véritable, - c'est-à-dire à l'homme créateur, de passer outre à l'appareil des règles formelles en reprenant conscience de leur origine première, ce qui le met en possession de la Règle suprême ; celle-ci loin de l'asservir, est au contraire, entre ses mains, un instrument de création aux possibilités d'adaptation illimitées et universelles.
Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l'Unique Trait de Pinceau
[5].
L'Unique Trait de Pinceau
Ce concept qui est une création de Shitao, présente une importance toute particulière, car il cristallise l'originalité de sa pensée et constitue la clef de voûte de tout son système.
Dans l'introduction nous avions déjà signalé que la pensée philosophique bien que toujours sous-jacente à tous les propos des traités picturaux, n'en formait pourtant jamais l'objet spécifique et exclusif. La première originalité de Shitao est au contraire d'avoir délibérément situé tout son essai au seul niveau philosophique, en éliminant toute référence au contexte concret de l'Histoire de l'Art, des oeuvres, des personnes et des recettes techniques. Sa seconde originalité est d'avoir présenté cette pensée philosophique non pas sous la forme - tellement en vogue depuis l'époque Ming - d'un recueil d'aphorismes discontinus, mais de l'avoir organisée en un système synthétique.
Le concept de «l'Unique Trait de Pinceau» constituant tout à la fois le centre organique et le fil conducteur du système, il importe que nous nous attardions tout spécialement à son commentaire. Ce que nous voulons faire ici n'st pas tant de proposer une définition (pour paraphraser Lao Zi parlant du Dao on serait tenté de dire que l'Unique Trait de Pinceau qui pourrait se définir, ne serait pas l'Unique Trait de Pinceau) que d'indiquer les différentes orientations ou suggestions que ce concept peut imprimer simultanément à la pensée. Ces suggestions s'opèrent à divers niveaux que, pour la commodité, nous sommes bien obligés d'évoquer de manière analytique et successive; mais à la lecture du texte de Shitao, il importe de saisir conjointement ces diverses notions, pour permettre au concept de conserver toute sa richesse paradoxale et son dynamisme de développement à orientations multiples.
Le paradoxe essentiel de ce concept est qu'il possède, comme point de départ, une signification concrète et technique d'une simplicité presque dérisoire, et qu'en même temps, l'usage qui en est fait le charge d'un ensemble de références qui va nous renvoyer aux principes fondamentaux les plus abstrus de la philosophie et de la cosmologie chinoises anciennes.
A - Au niveau technique
Le sens premier de l'expression est celui d' «un trait de pinceau» ( un«seul», ou «un simple trait de pinceau»), c'est-à-dire, selon la définition classique - qui d'ailleurs tombe sous le sens -, la forme obtenue par le pinceau tiré en long jusqu'à une interruption. Ce trait simple constitue en fait la forme la plus élémentaire dont dispose le langage plastique, toutes les autres formes n'n étant au fond que des variantes et combinaisons plus ou moins complexes. Que Shitao ait choisi une notion d'une aussi déconcertante simplicité pour servir de base à une spéculation philosophique qui va embrasser l'universel, correspond en fait à ce paradoxe de la pensée taoïste selon qui c'est précisément le simple, le facile, le concret, l'infiniment petit et l'infiniment humble qui constituent le siège et la source de l'omnipuissance du Sage, de la maîtrise universelle des phénomènes, de l'intellection du plus complexe et du plus abstrait (à ce sujet , note 11).
À ce niveau élémentaire, l'expression est claire et ne présente aucune difficulté, a toujours eu dans le langage des peintres aussi bien que dans la langue courante, ce sens concret et sans mystère d'un simple trait de pinceau, c'est-à-dire un segment de ligne d'une venue, sans reprise, compris entre une attaque et une finale du pinceau. Et que Shitao en empruntant ce terme, tienne à lui conserver aussi cette interprétation là, nous est d'ailleurs attesté en plusieurs endroits par le contexte : voir dans ce même chap. I, plus bas : «si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas ». Et, plus explicitement encore, au chap. VI : «l'Unique Trait de Pinceau est pour celui qui aborde la calligraphie et la peinture, la première base technique élémentaire »
B - Développement esthétique de la notion
l'aspect simple et élémentaire du trait de pinceau que nous avons évoqué ci-dessus, ne doit pas nous induire en erreur quant à l'importance unique et au rôle privilégié que ce même trait de pinceau joue dans la peinture chinoise; s'il est vrai de dire qu'il constitue le premier exercice de l'enfant qui apprend à écrire, du novice qui apprend à peindre, il constitue aussi l'ultime pierre de touche de la maîtrise d'un peintre ou d'un calligraphe accompli; point de départ de la peinture et de la calligraphie, il finit à son aboutissement par rassembler en lui toutes les difficultés et les secrets de ces deux disciplines; avec ses possibilités quasi illimitées de nuances et de variantes, il constitue le moyen d'expression presque exclusif de la peinture, laquelle n'xiste qu'en fonction de son graphisme (c'est bien pourquoi d'ailleurs dès l'époque Yuan, pour désigner le travail du peintre, les lettrés préfèrent employer l'expression «écrire» plutôt que celle de «peindre» ). Le nom même de peinture est dénié à toute oeuvre réalisée sans l'intermédiaire du coup de pinceau, quelles que puissent être par ailleurs ses séductions et ses habiletés techniques (ainsi les peintures exécutées directement en couleurs, à l«encre éclaboussée» , au doigt , les premières peintures à l'huile ramenées d'Occident, ont été considérées par les critiques comme hétérodoxes : elles peuvent éventuellement mériter une curiosité amusée, mais elles ne sauraient vraiment prétendre au titre et à la dignité de «peinture» au sens strict du mot).
Ainsi, le trait de pinceau n'st pas seulement le premier balbutiement du langage pictural, il en est aussi le fin mot : un seul trait de pinceau suffit pour révéler la main d'un maître; et mille ingénieux traits de pinceau ne sauraient pas plus réussir à masquer un trait manqué, qu'un orchestre ne pourrait étouffer la fausse note d'un cor; pierre de touche ou pierre d'achoppement, le trait de pinceau de la peinture chinoise réunit en lui toutes les formes, les métamorphoses, les subtilités et les difficultés de cet art. (C'est bien pourquoi, d'ailleurs, le critique chinois, en présence d'une oeuvre à identifier, à l'inverse du critique occidental, se réfère d'abord à une appréciation subjective de la qualité du trait de pinceau avant de passer à l'examen des critères matériels et objectifs).
De ce rôle primordial qu'il assume sur le plan des techniques et des formes, il s'ensuit nécessairement que le trait de pinceau va également jouer un rôle essentiel dans l'ordre esthétique; en effet, c'est le trait de pinceau qui est considéré comme le canal privilégié par lequel s'exprime «le rythme spirituel» (dont l'expression, comme on le sait, constitue cette limite absolue vers laquelle tend toute peinture). Par ce truchement, la notion déborde largement l'ordre de la technique : le trait de pinceau se présente comme le seul intermédiaire capable de transmettre la vision de l'esprit dans l'univers des formes.
Ainsi, à l'époque Song, Guo Ruoxu glosant sur un propos de Zhang Yanyuan analyse la notion de «peinture faite d'un seul coup de pinceau» et nous trouvons dans ce passage comme une première approche de l'Unique Trait de Pinceau, saisi seulement sous l'angle esthétique : «Quand Zhang Yanyuan dit que seuls Rang Xianzhi et Lu Tanwei étaient capables respectivement de calligraphier et de peindre d'un seul coup de pinceau, il ne veut pas dire qu'un texte entier ou la forme complète d'une chose étaient rendus d'un seul et unique trait, mais bien que, du commencement à la fin, le pinceau poursuivait tous ses mouvements sous l'égide d'un même contrôle sans que l'influx de l'esprit ne s'interrompe; ainsi, la motivation spirituelle précédait le pinceau et le pinceau évoluait dans la sphère de cette motivation spirituelle, en sorte que, une fois la peinture achevée, l'intention qui l'avait motivée s'y trouvait incarnée, les formes répondant en correspondance à la plénitude du contenu spirituel ; ces conditions remplies, il faut en outre que l'esprit soit détaché mais l'intention bien arrêtée, grâce à quoi l'inspiration se fera inépuisable et le pinceau travaillera sans entraves»
C - Dimension philosophique de la notion «l'Unique»
Le trait de pinceau auquel Shitao va prêter une portée universelle pour fonder son système philosophique de la peinture, n'st pas seulement «un seul» ou «un simple trait de pinceau» : c'est «l'Unique Trait de Pinceau»; en même temps qu'il réduit la démarche picturale à son expression concrète la plus simple, il la hausse du même coup à son point le plus haut d'universalité abstraite, et ceci précisément grâce à l'ambivalence du terme yi qui ne signifie pas seulement «un», mais aussi «l'Un Absolu» de la cosmologie du Livre des Mutations et de la philosophie taoïste.
–a. «l'Un» du taoïsme exprime l'Absolu dans son état ineffable, antérieur à tous les phénomènes; la création se réalise par le double mouvement de la division de l'Un et de la synthèse des termes ainsi produits; de ses métamorphoses successives résulte l'infinité des créatures : c'est ce que nous trouvons d'abord exprimé chez Lao Zi mais d'une manière encore abstraite et obscure : « l'Un est l'origine de l'innombrable et le pivot des créatures. «Le Dao engendre l'Un, l'Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre l'infinité des créatures». Notions que la tradition ultérieure reprend d'une manière plus explicite : «l'Un est l'origine de l'infinité des créatures, c'est le Dao sous sa forme absolue» «l'Un est l'origine primordiale sur quoi se fonde le Dao; sa division produit le Ciel et la Terre; la métamorphose de ceux-ci forme ensuite l'infinité des créatures»
Notons du reste que, dans le même , l'étymologie supposée du caractère «ciel» associe à nouveau de manière typique la notion d'Unà celle d'Absolu : signifie hauteur extrême, que rien ne peut surpasser; ce caractère provient de l'association d'Un et de Grand (en l'occurrence, cette étymologie est fantaisiste, mais elle nous intéresse ici comme document philosophique).
– b. Le de la cosmologie : Les soixante-quatre hexagrammes du Livre des Mutations qui rendent compte de la multiplicité des phénomènes, sont le produit des combinaisons de huit trigrammes; ces trigrammes se composent eux-mêmes de deux termes et , dont le second n'est en fait qu'une variante obtenue à partir du premier; ce premier emblème fondamental - dont la métamorphose, la synthèse et les combinaisons successives vont exprimer la diversité des phénomènes - incarne lui-même dans sa solitude originelle, antérieure à toute division ou combinaison, l'Absolu indéterminé, la pure virtualité. Or, ilest figuré par une barre , ce qui en chinois s'appelle précisément «un simple trait» ,
– c. «l'Unique Trait de Pinceau» de Shitao : l'originalité essentielle de Shitao ne réside pas tant dans la formulation de ce concept que dans son utilisation et son application à la peinture. Les doctrines classiques de la calligraphie et de la peinture avaientvu dans les trigrammes et les hexagrammes du Livredes Mutations, comme l'origine première et mythique de l'écriture et de la peinture; mais ceci n'était énoncé que sur un plan de théorie abstraite; Shitao va plus loin, il assimile littéralement le simple trait fondamental du Livre des Mutations au premier coup de pinceau par quoi commence toute peinture, et dont les formes plastiques les plus complexes ne sont que les variantes et les combinaisons ou, plus exactement, les déterminations variables (le simple trait étant, lui, l'Indéterminé). Car la peinture, autant que les symboles du Livre des Mutations, est une forme de création de l'Univers, et c'est ainsi que Shitao peut attribuer à l'Unique Trait de Pinceau tout à la fois les vertus de ce premier trait qui donne naissance aux trigrammes, ou de l'Un taoïste : «l'Unique Trait de Pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes«
>Déjà Lao Zi soulignait le paradoxe de «l'Un» qui, d'une part, n'est que le plus petit des nombres, le peu opposé à l'abondance, mais d'autre part aussi, l'Absolu : «le peu obtient, le nombreux égare; c'est pourquoi le Saint s'en tient à l'Un, clef de tout l'Univers«
De même Shitao ramène la peinture à sa forme la plus élémentaire et la plus humble un simple trait de pinceau; mais un simple trait de pinceau est aussi l'Unique Trait de Pinceau, mesure universelle de l'infinité des formes, commun dénominateur et clé de toute création.
Ce paradoxe, Shitao ne l'a pas trouvé seulement dans la pensée taoïste : il lui a été transmis de manière plus proche encore par l'enseignement du boudhisme Chan - héritier lui-même du taoïsme - que lui communiquait son maître Benyue ainsi, dans les questions et réponses dont était formé l'enseignement du maître, se trouve le propos : «Qu'est-ce qu'est le simple mot réduit à un seul trait, sans aucune ajoute? - Tel quel, son contenu et sa forme sont déjà totalement épanouis«
Et enfin, dans la dernière phrase de ce chapitre premier, Shitao va encore se référer à la tradition confucéenne en citant la phrase fameuse des Entretiens de Confucius «Ma voie est celle de l'Un qui embrasse l'Universel«, comme pour mieux marquer encore que ce concept qui va rendre compte de toutes les faces de la création picturale, est lui-même nourri de tous les courants divers de la pensée chinoise, inclusivement, enfin réconciliés dans le retour à l'unité de leur source primordiale.
Ainsi, par le truchement du concept de l'Un, Shitao forge un principe syncrétique, récupérant. les données fondamentales de la philosophie chinoise; il applique ce principe à la peinture, où il vient s'identifier à une notion d'origine technique et esthétique.
Aussi, on le voit, il ne saurait être question de donner une «définition» de l'Unique Trait de Pinceau : il s'agit, en effet, moins d'un concept que d'une rencontre active de notions appartenant à des ordres différents. Sa richesse et son efficacité proviennent de ce qu'il ne saurait se laisser enfermer dans les limites statiques d'une définition, puisqu'il se meut simultanément sur des plans variés et dans des directions opposées. Notre tâche devait seulement se limiter à indiquer quels sont, à ses divers niveaux, les différents points de départ que ce faisceau dynamique de suggestions peut imprimer à l'esprit.
L'Unique Trait de Pinceau est l'origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l'esprit, et cachée en l'homme, mais le vulgaire l'ignore.
C'est par soi-même que l'on doit établir la règle de l'Unique Trait de Pinceau
[6]
Dans un âge où sévissait l'académisme éclectique, selon les principes duquel la peinture ne pouvait se fonder que sur l'étude encyclopédique et l'imitation des Anciens, ce n'est pas la moindre originalité de Shitao que d'avoir réaffirmé à plusieurs reprises et avec une vigueur particulière, le fondement exclusivement individuel de toute création picturale. Sur ce sujet, on se référera au texte et aux notes du chapitre V, «La Transformation», qui traitent plus spécifiquement de la question.
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Le fondement de la règle de l'Unique Trait de Pinceau réside dans l'absence de règles qui engendre la Règle ; et la Règle ainsi obtenue embrasse la multiplicité des règles
[7]
«L'absence de règles engendre la règle, et la règle ainsi obtenue embrasse la multiplicité des règles« . C'est le non-avoir qui engendre l'avoir , et l'avoir à son tour contrôle le multiple; pour l'origine taoiste de cette pensée, voir Lao i: «toutes choses en ce monde sont engendrées par l'avoir, lequel est engendré par le non-avoir«
Dans l'introduction du Jardin du Grain de Moutarde " ( nous trouvons cette proposition sur le problème des règles : «La possession de la règle, à sa plénitude, revient à l'absence de règles (...) mais qui désire être sans règles doit d'abord posséder les règles« . Proposition à caractère plus technique que philosophique, et qui recouvre cette vérité universelle de toutes les disciplines, que le praticien ne se trouve affranchi des règles qu'au terme du long entraînement qui lui en a conféré la maîtrise complète.
L'époque Qing, on le sait, est en peinture une époque académique et dogmatique; ceci a produit par réaction la manifestation continuelle de personnalités individualistes, qui vont constamment s'interroger sur la nature des règles et tâcher d'en retrouver l'esprit, pour mieux remettre en question l'appareillage formel de la lettre.
Ainsi, un auteur légèrement postérieur à Shitao parle de la «règle sans règles» dont les achèvements picturaux déconcertants et incompréhensibles pour le vulgaire, vont bien au-delà de tout ce que peut atteindre la pondération académique : «Il y a une sorte de peinture qui, à première vue, semble n'offrir qu'un chaos brutal et incohérent ; mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'elle est tout emplie du rythme spirituel et du mouvement de la vie, et l'on y découvre une saveur inépuisable : telle est l'oeuvre de la règle-sans-règles. Seul l'artiste doué d'un génie naturel de haute envergure, et armé d'une culture intellectuelle pénétrante petit métamorphoser la peinture jusqu'à ce point (...) auquel des esprits plus superficiels ne pourraient rêver de parvenir«
Cette interrogation sur le problème des règles se poursuit jusqu'à la fin de l'époque Qing, tantôt avec des réponses modérées de ce type : on ne peut pas avoir de règles ni être sans règles ; ce qu'il faut, c'est être sans règles absolues - tantôt avec le rejet absolu de toutes règles formelles, la création artistique ne relevant que de l'élan intérieur du peintre :« la peinture est fondamentalement sans règles et elle ne peut s'apprendre; elle consiste uniquement dans l'expression des élans du coeur, un point c'est tout«
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La peinture émane de l'intellect
[8]
La peinture émane de l'intellect. Le mot signifie littéralement le coeur , mais, dans la pensée chinoise, ce terme n'a pas la résonance essentiellement affective qu'il prend chez nous; il désigne avant tout le siège de l'activité spirituelle et intellectuelle, ainsi que de toutes les forces conscientes.
Shitao ne fait que reprendre ici un des axiomes les plus anciens et les plus fondamentaux de la peinture chinoise, que nous trouvons réaffirmé constamment, et dans des termes presque identiques, dans les divers traitée à toutes les époques.
À l'opposé de l'artisan qui se contente de reproduire des apparences formelles extérieures, le peintre proprement dit, c'est-à-dire le lettré. transcrit le contenu de son " coeur . Le premier problème de la création picturale n'est donc ni technique ni même esthétique : c'est un problème éthique et philosophique. Peindre, est difficile avant de peindre. Le premier travail du peintre est de développer en lui cette source intérieure du coeur (comme l'exprime Zhang Zao dans sa réponse, devenue classique, à ceux qui lui demandaient l'origine de ses chefs-d'oeuvre :«au dehors, je me mets à l'école du Créateur, au dedans je capte la source de mon cceur.» ; l'exécution matérielle de la peinture ne pose alors plus de problèmes, elle n'est que la conséquence naturelle et aisée de cette vision spirituelle qui la précède; comme ledit un autre auteur : «les objets ne sont pas saisis par la perception des sens : ils sont enclos dans l'habitacle de l'âme; c'est pourquoi la main ne fait que répondre à ce que le peintre a saisi dans son coeur» on encore : «Zhang ne faisait que transmettre à sa main ce qu'il avait saisi dans son cour, et l'exécution s'ensuivait d'elle-même tout naturellementsans même qu'il en eût conscience.»
On sait que la valeur suprême de la peinture réside dans sa capacité de transmettre l'influx spirituel on rythme spirituel. Or, cette capacité ne dépend pas de l'exécution technique ou plastique, mais bien du cmur qui la précède et la guide. «L'influx spirituel est produit par le pinceau lorsque ses mouvements suivent le coeur» «Le rythme spirituel de la peinture prend naissance dans le libre élan du coeur» et dans le même chapitre, Guo Ruoxu parle de la peinture comme d'une " empreinte imprimée par le coeur, par extension à partir des théories de la calligraphie, lesquelles, sur ce point, reprennent les concepts fondamentaux des théories de la création littéraire. Du reste, qu'il s'agisse de littérature, de calligraphie ou de peinture, à un certain niveau des théories nous nous trouvons en fait devant une philosophie de l'Acte, laquelle reste toujours essentiellement basée sur la pensée taoïste. Ainsi, chez Zhuang Zi, dans le fameux apologue du boucher du Prince Wenhui (auquel nous aurons encore à faire référence dans la suite), le boucher arrive à dépecer en un clin d'oeil et sans effort un bouf entier, sans même user la lame de son couteau, en sorte que celle-ci, après avoir découpé des milliers de boufs durant dix-neuf ans de travail, est encore affilée comme au premier jour; son adresse merveilleuse vient de ce qu'il concentre son esprit sur le principe du boeuf et de son dépeçage, de telle façon que l'exécution matérielle s'ensuive sans effort, la main suivant l'esprit, la réalité concrète du beeuf et de son dépeçage étant comme oblitérée par la vision de l'esprit et entièrement soumise à elle.
À la phrase du boucher qui, parlant du boeuf, dit : «je le trouve dans mon esprit, je n'ai plus besoin de le regarder avec les yeux» , repond en écho le propos cité plus haut sur le peintre pour qui « les objets sont enclos dans l'habitacle de l'âme et non plus soumis aux perceptions des sens.» De même, le propos classique que nous retrouvons le plus constamment clans les traités sur la peinture :« ce que le coeur a saisi la main le reproduit en écho» n'est rien d'autre que la transposition littorale d'une phrase de Zhuang Zi «ce que la main réalise répond à ce que lui dicte le coeur» , qui se trouve dans un apologue similaire, celui du charron qui façonne à son gré des roues parfaites, avec une habileté telle qu'il ne peut l'enseigner à nul apprenti, pas même à son fils, précisément parce que cette habileté ne relève pas de la technique, mais de l'opération de l'esprit.
: qu'il s'agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu'il s'agisse de l'essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu'il s'agisse des mesures et proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n'en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les aspects variés, si en fin de compte on ne possède cette mesure immense de l'Unique Trait de Pinceau
[9]
Dans cette énumération, Shitao mentionne explicitement tous les différents genres picturaux, et ceci pour mieux souligner le caractère universel de l'Unique Trait de Pinceau, qui ne concerne pas seulement les formes les plus hautes de la peinture (le paysage), mais aussi bien ses catégories inférieures (les personnages, les animaux et les architectures).
À l'époque Tang, Zhang Yanyuan distinguait déjà deux catégories de sujets : à un niveau inférieur, les architectures, ustensiles et autres accessoires inanimés qui, n'étant pas susceptibles d'être habités par le «mouvement de la vie» ni par le «rythme spirituel» ne requéraient du peintre qu'un rendu correct de leur apparence formelle;au niveau supérieur, les personnages pour lesquels se pose le problème par excellence de la peinture, c'est-à-dire l'expression du rythme spirituel et. du mouvement de la vie Sous les Song se parachève l'évolution qui a progressivement sebetitué le paysage aux personnages comme objet essentiel de la création picturale. La distinction faite par Zhang Yanyuan subsiste dans son principe -- on continue à distingues entre sujet supérieur, susceptible d'exprimer le rythme spirituel, et sujet inférieur ne requérant qu'un rendu ressemblant des formes extérieures - mais la distinction change d'objet : la catégorie supérieure concerne exclusivement le paysage, tandis que la catégorie inférieure ramène les personnages et les animaux sur le niênie plan que les architectures et les objets inanimés. Ceci est exprimé très clairement, par exemple, dans le fameux texte de Su Dongpo qui établit la distinction entre «la forme constante» et le «principe constant» : personnages, animaux, architectures et objets inanimés relèvent de l'ordre inférieur de la «forme constante», dont l'expression est à la portée de n'importe quel artisan consciencieux, capable de reproduire l'évidence objective de ses sens.
Le «principe constant», au contraire, englobe les montagnes, les pierres, bambous, arbres, eaux, nuées, c'est-à-dire tous les éléments du paysage; pour ceux-ci il n'existe pas d'archétypes formels objectifs, leur essence est impondérable et seul le lettré a le privilège de la saisir. (Très bien commenté par Lian An, un lettré du début de l'époque Ming, voir cité in Leibian; je fais encore allusion à ce commentaire à la note 7 du chap. III, infra).
On trouve la même idée chez Mi Fu: personnages et animaux exigent seulement du peintre qu'il ait l'habileté technique de reproduire leur ressemblance formelle, tandis que le paysage, catégorie supérieure, fait appel aux ressources spirituelles du peintre.
Cette distinction radicale entre les objets «à forme déterminée» qui relèvent de l'ordre inférieur (le la technicité et de la ressemblance formelle, et les éléments du paysage, sans forme déterminée, qui relèvent, eux, de l'ordre supérieur de l'expression spirituelle, aura l'influence la plus durable : nous la voyons persister chez certains auteurs jusqu'à la fin de l'époque Qing (voir par exemple Dai Xi)
Cette attitude n'est cependant pas universelle; à la phrase de Shitao, qui abolit ces catégories et fait relever toute expression picturale, quel que soit son sujet, de la commune mesure spirituelle fondamentale de l'Unique Trait de Pinceau, nous pouvons trouver comme une manière de précédent dans ce propos de Deng Chun : «que l'aire de la peinture est vaste ! Elle embrasse tout ce qui existe au monde ; par le pinceau et par la pensée, elle épuise tous les aspects de chaque chose. Et si la peinture peut ainsi épuiser tous ces aspects, c'est par la seule vertu d'une règle unique; et cette règle unique, quelle est-elle ? C'est : transmettre l'esprit. Car le vulgaire croit que seuls les hommes possèdent l'esprit, ignorant que les choses inanimées, elles aussi, ont l'esprit» (...)
Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas
[10]
«Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut d'abord commencer par un simple pas» comparez avec «l'Invariable Milieu»: «la voie de l'homme de bien peut se comparer à un voyage au loin : il faut partir du plus proche; elle peut se comparer à une ascension vers les sommets : il faut commencer d'en bas» . Maxime semblable chez Lao Zi : «Une tour de neuf étages s'élèveà partir d'une butte de terre; un voyage de mille lieues commence à vos pieds»
Ce premier pas, ici, c'est l'Unique Trait de Pinceau envisagé Bous son aspect concret, c'est-à-dire un seul, un simple trait de pinceau avec tout ce que la notion comporte d'abord de dérisoirement facile et élémentaire. Nous retrouvons ici le paradoxe taoiste, qui voit dans le plus superficiel et le plus immédiat, la porte véritable des mystères les plus profonds; la clef de toutes les difficultés réside dans l'humble facilité que dédaignent les esprits forte. «Le sage n'entreprend jamais de grandes choses, ce qui lui permet d'en réaliser; il débrouille la difficulté en la prenant par son côté facile, il s'attaque aux grandes entreprises à partir de leurs éléments infimes»
>.
Aussi, l'Unique Trait de Pinceau embrasse-t-il tout, jusqu'au lointain le plus inaccessible
[11]
«Le lointain le plus inaccessible» le commentaire de Gao You en donne comme définition «les étendues sauvages de l'Est, d'où émerge le soleil levant»Il s'agit ici d'un au-delà du point d'où surgit le soleil, donc du lointain le plus inaccessible. D'autre part, le dictionnaire Kang Xi définit comme le «souffle primordial». Cette acception est également possible ici.
et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n'en est pas un dont le commencement et l'achèvement ne résident finalement dans cet Unique Trait de Pinceau
[12]
«... et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n'en est pas un dont le commencement et l'achèvement ne résident finalement dans cet Unique Trait de Pinceau» . Comparer avec des propositions semblables sur la valeur et l'importance d'un seul coup de pinceau chez deux auteurs du XVIIe siècle : «
Ce en quoi Wu Zhen se montre inégalable, c'est sa capacité de recéler dix mille traits de pinceau en un seul» (Yun Xiang, «Peindre mille ou dix mille traits de pinceau est aisé; le tout est de connaître la difficulté qui réside dans un seul trait de pinceau» ).
dont le contrôle n'appartient qu'à l'homme.
Par le moyen de l'Unique Trait de Pinceau, l'homme peut restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre
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«restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre» L'expression est empruntée à Meng Zi qui, parlant des disciples de Confucius, remarque que certains n'avaient retenu intégralement que telle ou telle vertu du Maître, tandis que d'autres possédaient «l'ensemble des vertus de Confucius, mais en petit» Dans le texte de Shitao, l'idée est que la peinture constitue, par rapport à l'Univers, ce que le microcosme est au macrocosme.
: du moment que l'esprit s'en forme d'abord une vision claire, le pinceau ira jusqu'à la racine des choses
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«du moment que l'esprit s'en forme une vision claire» est un concept très important des théories picturales et, à l'instar de la plupart des termes qui visent les processus intellectuels de la création artistique, il dérive des théories classiques de la création littéraire dont le Wen Xin Diao Long, avait réalisé la synthèse définitive. Il importerait donc de faire une étude comparative approfondie entre ces deux disciplines; ceci devra faire l'objet d'un travail ultérieur. Contentons-nous donc temporairement d'indiquer schématiquement comment le yi s'insère dans le processus de création littéraire tel qu'on peut le déduire du Wen Xin Diao Long : le «coeur» (c'est-à-dire l'esprit) est le siège de tout le processus, son activité est la spensée, préexistant à la rencontre avec " la réalité objective " ICI du monde extérieur. De la rencontre entre la «pensée» et la réalité objective «naît l' idée» , c'est-à-dire l'intention de l'oeuvre; la fixation ou l'établissement de cette intention résulte finalement en l'exécution matérielle de l'oeuvre.
En peinture, nous retrouvons les mêmes notions : est l'intention qui précède l'exécution; comme le dit l'adage classique «l'idée doit précéder le pinceau» (exprimé pour la première fois sous cette forme dans le traité attribué à Wang Wei, constamment repris depuis par les auteurs à toutes les époques, parfois avec une légère variante de forme . Cette «intention»ou «idée» préalable peut prendre des acceptions assez variables : tantôt il s'agit, au sens le plus général, d'une vision intérieure de l'oeuvre à accomplir, tantôt d'une inspiration nu d'un véritable sujet, pour la recherche duquel le stimulant auquel les peintres ont le plus souvent recours est la lecture de poèmes. C'est dans ce sens, par exemple, que Guo Xi Q parle «d'idées pour peindre» ; pour un autre auteur, la «fixation de l'idée» se réduit- même essentiellement à une sélection de beaux vers classiques (voir Kong Yanshi, chap. in Congkan, p. 264); dans un sens plus particulier encore -- mais qu'il ne faudrait pas généraliser - elle peut désigner une intention de caractère et de style (ainsi Zheng Ji la ramène à l' «intention du pinceau»c'est-à-dire le choix d'un style particulier, que ce soit un caractère d'«archaisme fruste» , d'«étrangeté», de «délicatesse gracieuse», etc.
En tout état de cause, elle constitue le préalable indispensable de l'exécution picturale; tandis que l'esprit doit être absolument détaché, oisif et sans entraves l'«idée», elle, doit être fermement arrêtée, clairement fixée et dans ces conditions seulement le peintre pourra saisir son pinceau. «En peinture, il faut d'abord fixer l'idée; si le pinceau commence à travailler avant que l'idée n'ait été fixée, il n'aura nulle guidance intérieure, il n'y aura aucune coordination entre la main et l'esprit, et l'oeuvre est condamnée d'avance»
.
Si l'on ne peint d'un poignet libre
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«poignet libre», littéralement «poignet vide». L'adjectif «vide» ici un double sens : on sait, d'une part, la valeur positive que la pensée taoïste en particulier, accorde à la vertu de vide, qui représente la plénitude de réceptivité et donc aussi d'efficacité (voir par exemple chez Lao Zi, les diverses images : «c'est le vide du moyeu qui permet d'utiliser la roue, le vide de la cruche qui fait son utilité, le vide de la porte et (les fenêtres qui donne à la chambre son usage, etc.)» .
Le «poignet vide» , d'autre part, peut être entendu dans l'acception technique précise de peinture à main levée. C'est seulement la tournure analytique de notre esprit qui nous oblige à distinguer les deux niveaux d'interprétation : en chinois, ils se compénètrent naturellement.
Le travail à main levée est une règle essentielle de la technique calligraphique et picturale; on sait que le pinceau chinois est formé d'une touffe de poils doux (les poils durs sont une solution de facilité à laquelle ne recourent que des praticiens médiocres, éludant ainsi les difficultés majeures du contrôle du trait, mais renonçant du même coup à ses plus riches ressources d'expression) ; la pointe du pinceau, molle et sensible à la moindre pression, délivre un trait plus bu moins fin, plus ou moins épais, avec une plus ou moins grande quantité d'encre, selon que la main l'appuie plus ou moins sur le papier; la moindre variation de hauteur dans les mouvements de la main se traduit donc aussitôt par une variation du trait sur le papier; la solution la plus aisée pour contrôler ces variations est évidemment de prendre fermement appui sur la table avec l'avant-bras, le poignet ou la base de la main, et de mouvoir le pinceau avec le haut de la main et les doigts; il est facile ainsi d'obtenir la précision et d'éviter les faux mouvements.
Mais les vrais peintres et calligraphes proscrivent cette solution de facilité, qui prive le coup de pinceau de l'essentiel de sa force : dans le travail (, à «main levée», au contraire, la main survole le papier sans prendre aucun appui; les mouvements du pinceau ne dépendent plus des doigts, mais du poignet : main, doigts et pinceau ne font plus qu'une seule entité, les doigts serrés et immobiles agrippant fixement leur prise, en sorte que le pinceau devient comme le prolongement naturel du bras entier; la force qui meut le pinceau part de l'épaule et se transmet d'une venue jusqu'au papier, ce qui donne au moindre trait une incomparable concentration d'énergie.
Cette technique est évidemment beaucoup plus difficile : la main étant suspendue clans le vide, ses moindres évolutions doivent être entièrement contrôlées et soutenues par la force musculaire de tout le bras.
Pour le peintre chinois, la différence dans la qualité du trait, - mesquine et étriquée lorsque la main est appuyée et que le pinceau est manoeuvré par les doigts, libre et puissante lorsque la prise des doigts est rigide et que les mouvements sont imprimés par les voltes du poignet maintenu en l'air à la force du bras, - cette différence, dans l'optique du peintre chinois, n'est pas un simple phénomène technique : il s'agit, en effet, de faire passer dans la peinture l'influx du qi - ce souffle qu'il serait vain de vouloir définir cri termes spirituels ou physiques car, en fait, les notions de matière et d'esprit ne sont opposées que dans l'arbitraire des classifications analytiques occidentales.
Peignant à main levée, le peintre n'a pas d'autre contact avec la surface à peindre que la pointe de son pinceau, où se concentre la totalité de son énergie, - le fluide créateur coulant d'un élan, depuis le coeur de l'artiste jusqu'à la pointe du pinceau, sans relais ni bifurcation. Si le poignet vient prendre appui sur la table, au contraire, cet afflux s'y enlise et, récupéré tant bien que mal ensuite par la seule agilité des doigts, il ne s'épand plus que chichement.
, des fautes de peinture s'ensuivront ; et ces fautes à leur tour feront perdre au poignet son aisance inspirée. Les virages du pinceau doivent être enlevés d'un mouvement, et l'onctuosité doit naître des mouvements circulaires, tout en ménageant une marge pour l'espace. Les finales du pinceau doivent être tranchées, et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes ; le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux, brusque et résolu, il s'interrompt abruptement, il s'allonge en oblique, tantôt comme l'eau, il dévale vers les profondeurs, tantôt il jaillit en hauteur comme la flamme, et tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde
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«tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde» . Précepte tout à fait classique : voir par exemple chez Zhang Yanyuan : «la main doit être déliée et l'esprit libre, opérant d'instinct et sans même savoir comment...»
Que l'esprit soit présent partout, et la règle informera tout ; que la raison pénètre partout, et les aspects les plus variés pourront être exprimés. S'abandonnant au gré de la main, d'un geste, on saisira l'apparence formelle aussi bien que l'élan intérieur des monts et des fleuves, des personnages et des objets inanimés, des oiseaux et des bêtes, des herbes et des arbres, des viviers et des pavillons, des bâtiments et des esplanades, on les peindra d'après nature ou l'on en sondera la signification, on en exprimera le caractère ou l'on en reproduira l'atmosphère, on les révèlera dans leur totalité ou on les suggérera elliptiquement
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«saisir l'apparence formelle et l'élan intérieur, peindre d'après nature et transmettre l'esprit... révéler dans la totalité ou suggérer elliptiquement» . Cette longue énumération n'est pas gratuite. Elle a de nouveau pour but l'explicitation du caractère absolu de la Règle de l'Unique Traitde Pinceau, qui ne concerne pas seulement les formes les plus hautes de cette peinture à caractère spirituel et abstrait qui avait les prédilections des lettrés, mais toutes les formes de l'activité picturale, à tous les niveaux, dans toutes ses variétés techniques et esthétiques; saisir l'apparence formelle; xing ( désigne l'apparence formelleou «ressemblance». Considérée à l'époque archaïque comme le but de la peinture (voir par exemple les diverses anecdotes de Han Fei Zi et les propos similaires de Zhang Heng ); avec le développement de la peinture des lettrés, l'impératif de «ressemblance» cède la place aux exigences supérieures d'expression du «rythme spirituel» et de «communion spirituelle» avec l'essence des choses, au-delà des apparences extérieures.
À partir de ce moment, pour parler comme Su Dongpo dans un vers resté célèbre, «discuter de peinture d'un point de vile de ressemblance formelle, c'est de l'enfantillage» . Shitao pense de même; il le dit d'ailleurs dans une inscription de peinture : «calligraphie et peinture ne sont point médiocres disciplines ! mais le vulgaire n'y voit qu'une question de ressemblance fornielle» ... Néanmoins, saisir l'apparence formelle des choses constitue une des démarches du peintre, et si humble que soit sa place dans l'échelle des valeurs, elle a droit à être mentionnée dans cette énumération qui englobe toutes les formes de l'activité picturale.
shi désigne les lignes de force, l'élan général du paysage, les grandes lignes de la composition (exemple : voir Guo Xi «en regardant le sujet de loin, on saisit ses lignes de force ; en le regardant de près, on saisit sa substance»
L'expression des «lignes de force» constitue déjà un approfondissement par rapport à celle des formes mais dans la hiérarchie des valeurs, elle se situe encore en-deçà des éléments d'expression spirituelle. Chez un auteur du début du XVIIe siècle nous trouvons une bonne définition de ces diverses notions, classées par ordre croissant d'importance : «en ce qui concerne le rendu du sujet : il est moins important de saisir la forme que de saisir ses lignes de force il est moins important de saisir ses lignes de force que de saisir son rythme , il est moins important de saisir son rythme que de saisir son essence.
La forme relève du carré, du circulaire, du plat, etc. et elle peut être entièrement rendue par le pinceau. Les lignes de force consistent dans une attitude générale, mouvement circulaire ou brisé, orientation d'ensemble; le pinceau peut les saisir, mais il ne faut pas qu'il les exprime entièrement, il doit faire participer l'esprit à la forme et laisser à deviner certainséléments sous-entendus» (...) À partir de l'époque Ming, les peintres et les théoriciens se sont de plus en plus intéressés aux problèmes de composition, et ont donc d'autant plus valorisé cette notion de e lignes de force", qui assure la coordination non seulement structurelle, mais également spirituelle de la peinture : «dans les grandes peintures de paysage, il faut avant tout s'appliquer à saisir les lignes de force. Si les lignes de force des montagnes sont bien rendues, à travers leurs accidents variés, l'influx du souffle informera l'ensemble.
Si les lignes de force des forêts et des arbres sont bien rendues, malgré leurs caracté ristiques singulières, ils auront chacun clarté et élan; si les lignes de force des pierres sont bien rendues, si bizarre que soit leur aspect, elles ne seront pourtant pas absurdes, si ordinaire que soit leur apparence, elles n'en deviendront pourtant pas triviales; si les lignes de force des pentes sont bien rendues, malgré leurs intrications, elles ne présenteront nulle confusion»
«peindre d'après nature» : les documents attestent que, depuis les époques les plus anciennes, les peintres chinois faisaient une pratique constante du travail sur le motif.
Au point de vue de la terminologie, l'usage de l'expression «xiesheng» (toujours employée aujourd'hui dans la langue moderne, avec le même sens) remonte au moins à l'époque Song : le peintre Zhao Chang, qui avait l'habitude de faire tous les matins le tour de sa veranda et de peindre ce qu'il avait sous les yeux, s'était surnommé lui-même «Zhao Chang-qui -peint -d'après-nature » :
exprimer le caractère (la nature, l'essence) plutôt que les «sentiments»qing est, en effet, souvent employé dans la langue classique dans un sens de «nature réelle et profonde des choses».
«reproduire l'atmosphère». Sur le sens exact et les diverses nuances du mot jing voir infra, chap. XI, note 2.
ces deux expressions sont antithétiques : la première suggère une représentation complète et fouillée du sujet (de l'ordre, par exemple, de la peinture minutieuse dite gongbi), la seconde, une indication elliptique et volontairement partielle du sujet (comme dans la peinture dite xieyi).
Quand bien même l'homme n'en saisirait pas l'accomplissement, pareille peinture répondra aux exigences de l'esprit.
Car la Suprême Simplicité s'est dissociée, aussi la Règle de l'Unique Trait de Pinceau une fois établie. Cette Règle de l'Unique Trait de Pinceau une fois établie, l'infinité des créatures s'est manifestée. C'est pourquoi il a été dit : « Ma voie est celle de l'Unité qui, embrasse l'Universel
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Citation des Entretiens de Confucius.
».